lundi 4 septembre 2017

Vies des Saints du Désert par Arnaud d'Andilly (VI)

IES DES SAINTES. LA VIE DE SAINTE FABIOLE VEUVE Ecrite par SAINT JEROME AVANT-PROPOS où il est parlé de la haute naissance de Sainte Fabiole. Il y a plusieurs années que j’écrivis à Paule, cette femme illustre par sa vertu entre toutes celles de son sexe, pour la consoler de l’extrême déplaisir qu’elle venait de recevoir de la perte de Blésille. Il y a quatre ans que j’employai tous les efforts de mon esprit pour faire l’épitaphe de Népotien que j’envoyai à l’Evêque Héliodore ; et il y a environ deux ans que j’écrivis une petite lettre à mon cher ami Pammache sur la mort si soudaine de Pauline, ayant honte de faire un plus long discours à un homme très éloquent, et de lui représenter des choses qu’il pouvait trouver en lui-même ; ce qui n’aurait pas tant été consoler mon ami, que par une sotte vanité vouloir instruire un homme accompli en toutes sortes de perfections. Maintenant, mon fils Océan, vous m’engagez dans un ouvrage à quoi mon devoir m’engageait déjà, et auquel je suis assez porté de moi-même, qui est de donner un jour tout nouveau à une matière qui n’est plus nouvelle, en représentant dans leur éclat et dans leur lustre tant de vertus qui peuvent passer pour nouvelles en ce qu’elles sont extraordinaires : Car dans ces autres consolations, je n’avais qu’à soulager l’affliction d’une mère, la tristesse d’un oncle, et la douleur d’un mari ; et selon la diversité des personnes chercher divers remèdes dans l’Ecriture Sainte ; mais aujourd’hui, vous me donnez pour sujet Fabiole, la gloire des Chrétiens, l’étonnement des idolâtres, le regret des pauvres, et la consolation des Solitaires. Quoique je veuille louer le premier, il semblera peu de chose en comparaison de ce que je dirai ensuite ; puisque si je parle de ses jeûnes, ses aumônes sont plus considérables ; si j’exalte son humilité, l’ardeur de sa foi la surpasse ; et si je dis qu’elle a aimé la bassesse et que, pour condamner la vanité des robes de soie, elle a voulu être vêtue comme les moindres d’entre le peuple et comme les esclaves, c’est beaucoup davantage d’avoir renoncé à l’affection des ornements qu’aux ornements mêmes : parce qu’il est plus difficile de nous dépouiller de notre orgueil que de nous passer d’or et de pierreries, lesquelles ayant quittées nous sommes quelquefois enflammés de présomption portant des habits sales et déchirés qui nous font fort honorables, et que nous faisons montre d’une pauvreté que nous vendons pour le prix des applaudissements populaires ; au lieu qu’une vertu cachée, et qui n’a pour consolation que le secret de notre propre conscience, ne regarde que Dieu seul comme son juge. Il faut donc que j’élève la vertu de Fabiole par des louanges toutes extraordinaires, et que laissant l’ordre dont les orateurs se servent, je prenne le sujet de mon discours des commencements de sa concession et de sa pénitence. Quelque autre se souvenant de ce qu’il a vu dans le Poète, représenterait ici ce Fabius Maximus (Virgile. 6.Enéide) « Qui par les grands succès d’une valeur prudente Soutint seul des Romains la gloire chancelante. » Et toute cette illustre race des Fabiens. Il dirait quels ont été leurs combats ; il raconterait leurs batailles, et vanterait la grandeur de Fabiole en montrant qu’elle a tiré sa naissance d’une si longue suite d’aïeuls, et d’une tige si noble et si éclatante, afin de faire voir dans le tronc des preuves de la grandeur qu’il ne pourrait trouver dans les branches. Mais quant à moi qui ai tant d’amour pour l’étable de Béthléem et pour la crèche de notre Sauveur, où la Vierge Mère donna aux hommes un Dieu enfant, je chercherai toute la gloire d’une servante de Jésus-Christ, non dans les ornements et les avantages que les histoires anciennes lui peuvent donner, mais dans l’humilité qu’elle a apprise et pratiquée dans l’Eglise. CHAPITRE I. De la faute que Sainte Fabiole avait faite de se remarier du vivant de son premier mari, bien qu’elle l’eût répudié pour des causes très légitimes. Or parce que dès l’entrée de mon discours il se rencontre comme un écueil et une tempête formée par la médisance de ses ennemis, qui lui reprochent d’avoir quitté son premier mari pour en épouser un autre, je commencerai par faire voir de quelle sorte elle a obtenu le pardon de cette faute, auparavant que de la louer depuis la pénitence qu’elle a faite. On dit que son premier mari était sujet à de si grands vices que la plus perdue femme du monde et la plus vile de toutes les esclaves n’aurait pu même les souffrir ; mais je n’ose les rapporter de crainte de diminuer le mérite de la vertu de Fabiole, qui aima mieux être accusée d’avoir été la cause de leur divorce, que de perdre de réputation une partie d’elle-même en découvrant les défauts de son mari. Je dirai simplement ce qui suffit pour une Dame pleine de pudeur et pour une Chrétienne. Notre Seigneur défend au mari de quitter sa femme si ce n’est pour adultère ; et en cas qu’il la quitte pour ce sujet, il ne veut pas qu’elle puisse se remarier (Matth.5) & (I.Cor.7). Or tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n’est pas moins permis à une femme de quitter son mari s’il est adultère, qu’à un mari de répudier sa femme pour le même crime. Et si celui qui commet un péché avec une courtisane n’est qu’un même corps avec elle, selon le langage de l’Apôtre, la femme quia pour mari un homme impudique et vicieux ne fait qu’un même corps avec lui. Les lois des Empereurs et celles de Jésus-Christ ne sont pas semblables ; et Papinien et Saint Paul ne nous enseignent pas les mêmes choses. Ceux-là lâchent la bride à l’impudicité des hommes, et ne condamnant que l’adultère leur permettent de s’abandonner en toutes sortes de débordements dans les lieux infâmes, et avec des créatures de vile condition, comme si c’était la dignité des personnes et non pas la corruption de la volonté qui fût la cause du crime. Mais parmi nous, ce qui n’est pas permis aux femmes n’est pas non plus permis aux hommes ; et dans des conditions égales, l’obligation est égale. Fabiole, à ce que l’on dit, quitta donc son mari à cause qu’il était vicieux ; elle le quitta parce qu’il était coupable de divers crimes ; elle le quitta, je l’ai quasi dit, pour des causes dont tout son voisinage témoignant d’être scandalisé, elle seule ne voulut pas les publier. Que si on la blâme de ce que s’étant séparée d’avec lui elle ne demeura pas sans se marier, j’avouerai volontiers sa faute pourvu que je dise aussi quelle fut la nécessité qui l’obligea de la commettre. Saint Paul nous apprend qu’ « il vaut mieux se marier que brûler. » Elle était fort jeune, et ne pouvait demeurer dans le veuvage. « Elle éprouvait un combat dans elle-même entre ses sens et sa volonté, entre la loi du corps et celle de l’esprit » (Rom.7), et se sentant traîner comme captive et malgré qu’elle en eût au mariage : Ainsi elle crut qu’il valait mieux confesser publiquement sa faiblesse, et se couvrir en quelque façon de l’ombre d’un misérable mariage, que pour conserver la gloire d’avoir été femme d’un seul mari, tomber dans les péchés des courtisanes. Le même Apôtre veut que les jeunes veuves se remarient pour avoir des enfants, et afin de ne donner aucun sujet de médisance à leurs ennemis, dont il rend aussitôt la raison en ajoutant (I.Tim.5) : « Car il y en a déjà quelques-unes qui ont lâché le pied et tourné la tête en arrière pour suivre le Démon. » Ainsi Fabiole étant persuadée qu’elle avait eu raison de quitter son mari, et ne connaissant pas dans toute son étendue la pureté de l’Evangile qui retranche aux femmes durant la vie de leurs maris la liberté de se remarier sous quelque prétexte que ce soit, elle reçut sans y penser une blessure, en commettant une action par laquelle elle croyait pouvoir éviter que le Démon ne lui en fît plusieurs autres. CHAPITRE II. Merveilleuse pénitence que Sainte Fabiole fit de cette faute. Mais pourquoi est-ce que je m’arrête à des choses passées et abolies il y a si longtemps, en cherchant d’excuser une faute dont elle a témoigné tant de regret ? Et qui pourrait croire qu’étant rentrée en elle-même après la mort de son second mari, en ce temps où les veuves qui n’ont pas le soin qu’elles devraient avoir de leur conduite, ont accoutumé, après avoir secoué le joug de la servitude, de vivre avec plus de liberté, d’aller aux bains, de se promener dans les places publiques, et de paraître comme des courtisanes, elle ait voulu pour confesser publiquement sa faute se couvrir d’un sac, et à la vue de toute la ville de Rome avant le jour de Pâques, se mettre au rang des pénitents devant la basilique de Latran à qui un Empereur fit autrefois trancher la tête ; qu’elle ait voulu ayant les cheveux épars, le visage plombé, et les mains sales baisser humblement sa tête couverte de poudre et de cendre sous la discipline de l’Eglise ; le pape, les prêtres, et tout le peuple fondant en larmes avec elle ? Quel péché ne serait point remis par une telle douleur, et quelle tâche ne serait point effacée par tant de pleurs ? Saint Pierre par une triple confession obtint le pardon d’avoir renoncé trois fois son maître (Jean.21). Les prières de Moïse firent remettre à Aaron le sacrilège qu’il avait commis en souffrant qu’on fît le veau d’or (Exod.32). Dieu ensuite d’un jeûne de sept jours oublia le double crime où David qui était si juste et l’un des plus doux hommes du monde, était tombé en joignant l’homicide à l’adultère (2.Reg.11.12), et voyant qu’il était couché par terre, qu’il était couvert de cendre, et qu’oubliant sa dignité royale il fuyait la lumière pour demeurer dans les ténèbres, et tournait seulement les yeux vers celui qu’il avait offensé, et lui disait d’une voix lamentable et tout trempé de ses larmes (Ps.50) : «  C’est contre vous seul que j’ai péché. C’est en votre présence que j’ai commis tous ces crimes. Mais, mon Dieu, redonnez-moi la joie d’être dans les voies de Salut, et fortifiez-moi par votre Esprit souverain » ; il est arrivé que ce Saint Roi qui nous apprend par ses vertus comment lorsque nous sommes debout, nous devons nous empêcher de tomber, nous a montré par sa pénitence de quelle sorte quand nous sommes tombés nous devons nous relever. Vit-on jamais un roi plus impie qu’Achab, dont l’Ecriture dit (3.Reg.21) : « Il n’y en a point eu d’égal en méchanceté à Achab, qui semble s’être rendu esclave du péché pour le commettre en la présence du Seigneur avec des excès incroyables. » Ce prince ayant répandu le sang de Nabot, et le Prophète lui faisant connaître quelle était la colère de Dieu contre lui par ces paroles qu’il lui porta de sa part : « Tu as tué cet homme ; et outre cela tu possèdes encore son bien. Mais je te châtierai comme tu le mérites, je détruirai ta postérité », et ce qui suit : Il déchira ses vêtements, il se couvrit d’un cilice, il se revêtit d’un sac, il jeûna et marcha la tête baissée contre terre. Alors Dieu dit à Hélie : « Ne vois-tu pas qu’Achab s’est humilié en ma présence ? et parce qu’il est entré dans cette humiliation par le respect qu’il me doit, je suspendrai durant sa vie les effets de ma colère. » O heureuse pénitence qui fait que Dieu regarde le pécheur d’un œil favorable, et qui en confessant ses fautes oblige ce souverain juge à révoquer l’arrêt qu’il avait prononcé en sa fureur. Nous voyons dans les Paralipomènes (2 Paral.33) que la même chose arrive au roi Manassé ; dans le Prophète Jonas (Jonas.3.4), au roi de Ninive ; et dans l’Evangile (Luc.18), au Publicain ; dont le premier se rendit digne non seulement de pardon, mais aussi de recouvrer son royaume ; le second arrêta la colère de Dieu prête à lui tomber sur la tête ; et le troisième en meurtrissant de coups son estomac, et n’osant lever les yeux vers le Ciel, s’en retourna beaucoup plus justifié par l’humble confession de ses péchés, que le Pharisien par la vaine ostentation de ses vertus. Mais ce n’est pas ici le lieu de louer la pénitence, et de dire comme si j’écrivais contre Montan ou contre Novat (Ps.50) : « Que c’est une hostie qui apaise Dieu ; que nul sacrifice ne lui est plus agréable qu’un esprit touché du regret de ses offenses (Ezech.18) ; qu’il aime mieux la pénitence du pécheur que non pas sa mort ; lève-toi, lève-toi Jérusalem »(Isa.6), et plusieurs autres paroles semblables qu’il nous fait entendre par la bouche de ses Prophètes. Je dirai seulement pour l’utilité de ceux qui liront ceci et à cause qu’il convient particulièrement à mon discours. Fabiole n’eut point de honte de se confesser pécheresse en la présence de Dieu sur la terre ; et il ne la rendra point confuse dans le Ciel en la présence de tous les hommes et de tous les Anges : Elle découvrit sa blessure à tout le monde, et Rome ne put voir sans répandre des larmes les marques de sa douleur imprimées sur son corps si pâle et si exténué de jeûnes. Elle parut avec des habits déchirés, la tête nue, et la bouche fermée. Elle n’entra point dans l’église du Seigneur, mais demeura hors du camp séparée des autres comme Marie sœur de Moïse, en attendant que le Prêtre qui l’avait mise dehors la fît revenir. Elle descendit du trône de ses délices. Elle tourna la meule pour moudre le blé selon le langage figuré de l’Ecriture. Elle passa courageusement et les pieds nus sur le torrent des larmes. Elle s’assit sur les charbons de feu dont le Prophète parle, et ils lui servirent à consumer son péché. Elle se meurtrissait le visage à cause qu’il avait plu à son second mari. Elle haïssait ses diamants et ses perles. Elle ne pouvait voir ce beau linge dont elle avait été si curieuse. Elle avait du dégoût pour toutes sortes d’ornements. Elle n’était pas moins affligée que si elle eût commis un adultère. Et elle se servait de plusieurs remèdes pour guérir une seule plaie. CHAPITRE III. Sainte Fabiole vend tout son bien pour l’employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités. Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence, comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m’arrête lorsque j’entrerai dans un champ aussi grand qu’est celui des louanges qu’elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l’Eglise, son bonheur présent ne lui fit point oublier ses affections passées, et après avoir fait une fois naufrage, elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d’une nouvelle navigation ; mais elle vendit tout son patrimoine qui était très grand et proportionné à sa naissance, et en destina tout l’argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de misérables consumés de langueur, et accablés de nécessité. Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu’on voit arriver aux hommes ? Des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi-brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d’une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse, et languissantes de jaunisse ? Combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une boue si puante que nul autre n’eût pu seulement les regarder ? Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture à des malades prêts à expirer. Je sais qu’il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes, qui ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de cœur, se contentent d’exercer par le ministère d’autrui semblables actions de miséricorde ; et qui font ainsi des charités avec leur argent, qu’elles ne peuvent faire avec leurs mains. Certes, je ne les blâme pas, et serais bien fâché d’interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel. Mais comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le Ciel cette ardeur et ce zèle d’une âme parfaite, puisque c’est l’effet d’une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte par un juste châtiment l’âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n’avoir pas traité le Lazare comme il devait : Ce pauvre que nous méprisons, que nous ne daignons pas regarder, et la vue duquel nous fait mal au cœur, est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout ce qu’il souffre. Considérons donc ses maux comme si c’étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes. « Quand Dieu m’aurait donné cent bouches et cent voix, Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois, Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables Qui tourmentaient les corps de tant de misérables, » que Fabiole changea en de si grands soulagements, que plusieurs pauvres qui étaient sains enviaient la condition de ces malades. Mais elle n’usa pas d’une moindre charité envers les ecclésiastiques, les Solitaires, et les vierges. Quel Monastère n’a point été secouru par ses bienfaits ? Quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n’ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiole ? Et à quel besoin ne s’est porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu’elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité ? CHAPITRE IV. Sainte Fabiole va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusques en Jérusalem, où elle demeura à quelque temps avec Saint Jérôme. Elle courait par toutes les îles et par toute la mer de Toscane : Elle visitait toute la province des Volsques, et faisait ressentir les effets de sa libéralité aux Monastères bâtis sur les rivages les plus reculés qu’elle visitait tous elle-même, ou y envoyait des personnes saintes et fidèles. Et elle craignait si peu le travail qu’elle passa en fort peu de temps et contre l’opinion de tout le monde jusques en Jérusalem, où plusieurs personnes ayant été au-devant d’elle, elle voulut bien demeurer un peu chez nous ; et quand je me souviens des entretiens que nous eûmes, il me semble que je l’y vois encore. Mon Dieu quelle était sa ferveur et son attention pour l’Ecriture Sainte ? Elle courait les Prophètes, les Evangiles, et les psaumes comme si elle eût voulu se rassasier dans une faim violente. Elle me proposait des difficultés, et conservait dans son cœur les réponses que j’y faisais. Elle n’était jamais lasse d’apprendre, et la douleur de ses péchés s’augmentait à proportion de ce qu’elle augmentait en connaissance ; car comme si l’on eût jeté de l’huile dans un feu, elle ressentait des mouvements d’une ferveur encore plus grande. Un jour lisant le livre des Nombres, elle me demanda avec modestie et humilité, que voulait dire cette grande multitude de noms ramassés ensemble. Pourquoi chaque tribu était jointe diversement à d’autres en divers lieux ; et comment il se pouvait faire que Balaam qui n’était qu’un devin eût prophétisé de telle sorte les mystères qui regardent Jésus-Christ, que presque nul des Prophètes n’en a parlé si clairement. Je lui répondis comme je pus ; et il me sembla qu’elle en demeura satisfaite. Reprenant le livre, et étant arrivés à l’endroit où est fait le dénombrement de tous les campements du peuple d’Israël depuis la sortie d’Egypte jusques au fleuve du Jourdain, comme elle me demandait les raisons de chaque chose, je lui répondis sur-le-champ à quelques-unes, j’hésitai en d’autres, et il y en eut où j’avouai tout simplement mon ignorance ; mais elle me pressa lors encore plus de l’éclaircir de ses doutes ; et comme s’il ne m’était pas permis d’ignorer ce que j’ignore, elle m’en priait avec instance, disant toutefois qu’elle était indigne de comprendre de si grands mystères. Enfin, elle me contraignit d’avoir honte de la refuser, et m’engagea de lui promettre un traité particulier sur cette petite dispute ; ce que je reconnais n’avoir différé jusques ici par la volonté de Dieu, que pour rendre ce devoir à sa mémoire, afin que maintenant qu’elle est revêtue de ces habits sacerdotaux dont il est parlé au Lévitique, elle ressente la joie d’être arrivée à la terre promise, après avoir traversé avec tant de peine la solitude de ce monde qui n’est rempli que de misère. CHAPITRE V. Une irruption des Huns dans les provinces de l’Orient oblige Sainte Fabiole de retourner à Rome. Mais il faut revenir à mon discours. Lorsque nous cherchions quelque demeure propre pour une personne de si éminente vertu, et qui désirait d’être dans une solitude qui ne l’empêchât pas de jouir du bonheur de voir souvent le lieu qui servait de retraite à la Sainte Vierge, divers courriers qui arrivaient de tous côtés firent trembler tout l’Orient en rapportant qu’un nombre infini de Huns qui venaient de l’extrémité des Palus Méotides ( entre les glaces du Tanaïs et cette cruelle nation des Massagètes, où ce que l’on appelle la clôture d’Alexandre arrête dans leurs limites par les rochers du mont Caucase l’irruption de ces peuples si farouches) s’étaient débordés dans les provinces de l’Empire, et que courant de toutes parts avec des chevaux très rapides, ils remplissaient de meurtres et de terreur tous les lieux par où ils passaient, l’armée romaine se trouvant lors absente à cause qu’elle était occupée aux guerres civiles d’Italie. Hérodote rapporte que sous le règne de Darius roi des Mèdes, cette nation assujettit durant vingt années tout l’Orient, et se faisait payer tribut par les Egyptiens et les Ethiopiens. Dieu veuille éloigner pour jamais de l’Empire romain ces bêtes farouches. On les voyait arriver de toutes parts à l’heure qu’on y pensait le moins, et allant plus vite que le bruit de leur venue, ils ne pardonnaient ni à la piété, ni à la qualité, ni à l’âge. Ils n’avaient pas même pitié des enfants qui ne savaient pas encore parler ; ces innocents recevaient la mort avant que d’avoir commencé de vivre, et ne connaissant pas même leur malheur riaient au milieu des épées, et entre les mains cruelles de ces meurtriers. La créance générale était qu’ils allaient droit en Jérusalem, leur passion violente de s’enrichir les faisant courir vers cette ville dont on réparait les murailles qui étaient ne mauvais état par la négligence dont on use dans la paix. Antioche était assiégée ; et Tyr pour se séparer de la terre travaillait à retourner en son ancienne île. Dans ce trouble général, nous nous trouvâmes obligés de préparer des vaisseaux, de nous tenir sur le rivage, de prendre garde à n’être pas surpris par l’arrivée des ennemis, et quoi que les vents fussent fort contraires, d’appréhender moins le naufrage que ces Barbares, non pas tant par le désir de conserver notre vie que par celui de sauver l’honneur des vierges. Il y avait alors quelque contestation entre ce que nous étions de Chrétiens, et cette guerre domestique surpassait encore la guerre étrangère. Ce que j’avais établi ma demeure dans l’Orient, et l’amour que j’avais eu de tout temps pour les lieux saints m’y arrêtèrent. Mais Fabiole qui n’avait pour tout équipage que quelques méchantes hardes et qui était étrangère partout, retourna en son pays pour vivre dans la pauvreté au même lieu où elle avait vécu dans les richesses, pour demeurer chez autrui après avoir logé tant de gens chez elle ; et afin de n’en dire pas davantage, pour donner aux pauvres à la vue de toute la ville de Rome ce que toute la ville de Rome lui avait vu vendre. En quoi mon affliction fut que nous perdîmes dans les lieux saints le plus grand trésor que nous eussions. Rome au contraire recouvra sa perte, et l’insolence et l’effronterie de tant de langues médisantes de ses concitoyens qui avaient déclamé contre Fabiole, fut confondue par les yeux d’un si grand nombre de témoins. CHAPITRE VI. Des admirables vertus de Sainte Fabiole, qui avec Pammache bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt aussitôt après. Que d’autres admirent sa compassion pour les pauvres, son humilité et sa foi ; mais quant à moi j’admire encore davantage la ferveur de son esprit. Elle savait par cœur le discours qu’étant encore jeune j’avais écrit à Héliodote pour l’exhorter à la solitude. En regardant les murailles de Rome, elle se plaignait d’y être retenue captive. Oubliant son sexe, ne considérant point sa faiblesse, et n’ayant de passion que pour la solitude, il se pouvait dire qu’elle y était, puisqu’elle y était en esprit. Les conseils de ses amis n’étaient pas capables de la retenir dans Rome, d’où elle ne désirait pas avec moins d’ardeur de sortir que d’une prison. Elle disait que c’était une espèce d’infidélité que de distribuer son argent avec trop de précaution. Et elle souhaitait non pas de mettre une partie de son bien entre les mains des autres pour l’employer en des charités, mais après l’avoir tout donné et n’ayant plus rien à soi, de recevoir elle-même l’aumône en l’honneur de Jésus-Christ. Elle avait donc tant de hâte de partir, et tant de peine à souffrir ce qui retardait l’exécution de son dessein, qu’il y avait sujet de croire qu’elle l’exécuterait bientôt. Ainsi la mort ne la put surprendre, puisqu’elle s’y préparait. Mais je ne saurais louer une femme si illustre sans que mon intime ami Pammache me vienne aussitôt en l’esprit. Sa chère Pauline dort dans le tombeau, afin qu’il veille. Elle a prévenu par sa mort celle de son mari, afin de laisser un fidèle serviteur à Jésus-Christ. Et lui, ayant hérité de tout le bien de sa femme en mit les pauvres en possession. Ils contestaient saintement Fabiole et lui, à qui planterait le plus tôt son tabernacle sur le port de Rome pour y recevoir les étrangers à l’imitation d’Abraham, et disputaient à qui dépasserait l’autre en charité (Gen.8) : Chacun fut victorieux et vaincu dans ce combat, et l’un et l’autre l’avouèrent, parce que tous deux accomplirent ce que chacun avait désiré. Ils mirent leurs biens ensemble et s’unirent de volonté, afin d’augmenter par cette bonne intelligence ce que la division avait dissipé. A peine leur résolution fut-elle prise qu’elle fut exécutée. Ils achetèrent un lieu pour recevoir les étrangers, et soudain l’on y vint en foule. (Num.23) « Car la charité doit veiller à ce qu’il n’y ait point d’affliction en Jacob ni de douleur en Israël », comme dit l’Ecriture. La mer amenait là à la terre des personnes qu’elle recevait en son sein, et Rome y en envoyait pour se fortifier sur le rivage contre les incommodités de la navigation. La charité dont Publius usa une fois en l’île de Malte et envers un seul Apôtre (Act.28), ou (pour ne donner point sujet de dispute) envers tous ceux qui étaient dans le même vaisseau ; ceux-ci l’exerçaient d’ordinaire, et envers plusieurs. Et ils ne soulageaient pas seulement la nécessité des pauvres ; mais par une libéralité favorable à tous, ils pourvoyaient aussi au besoin de ceux qui pouvaient avoir quelque chose. Toute la terre apprit en même temps qu’il avait été établi un hôpital dans le port de Rome ; et les Egyptiens et les Parthes l’ayant su au printemps, l’Angleterre le sut l’été. On éprouva dans la mort d’une femme si admirable la vérité de ce que dit Saint Paul. (Rom.8) : « Toutes choses coopèrent en bien à ceux qui aiment et qui craignent Dieu. » Elle avait comme par un présage de ce qui lui devait arriver écrit à plusieurs Solitaires de la venir voir pour la décharger d’un fardeau qui lui était fort pénible, et afin d’employer ce qui lui restait d’argent à s’acquérir des amis qui la reçussent dans des tabernacles éternels (Luc.16). Ils vinrent, ils furent faits ses amis, et elle après s’être mise en l’état qu’elle avait désiré s’endormit du sommeil des justes, et déchargée de ces richesses terrestres qui ne lui servaient que d’empêchement, s’envola avec plus de légèreté dans le Ciel. CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de Sainte Fabiole ; et conclusion de ce discours. Rome fit voir à la mort de Fabiole jusques à quel point elle l’avait admirée durant sa vie : car comme elle respirait et n’avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ, (Virgile, Enéide 11) : « Déjà la Renommée déployant ses ailes Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles, » et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes ; le mot d’Alléluia résonne sous toutes les voûtes des temples : (Virgile. Enéide 8) : « En cent endroits divers on voit de toutes parts Par troupes s’assembler jeunes et vieillards, Qui d’une femme illustre entre les Héroïnes Chantent les actions et les vertus divines. » Les triomphes que Camille a remportés des Gaulois, Papirius des Samnites, Scipion de Numance, et Pompée du Pont, n’égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu’ils n’ont vaincu que les corps, et qu’elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : Les places publiques, les galeries, et les toits mêmes des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fut alors que Rome vit tous ses citoyens amassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire de cette sainte pénitence. Mais il ne faut pas s’étonner si les hommes se réjouissaient sur la terre du Salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les Anges dans le Ciel (Luc.15). Recevez, bienheureuse Fabiole, ce présent de mon esprit que je vous offre en ma vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J’ai souvent loué des vierges, des veuves, et des femmes mariées, qui ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu’elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l’Agneau en quelque lieu qu’il allât. Et certes, c’est un grand sujet de louange que de ne s’être souillé d’une seule tache durant tout le cours de sa vie. Mais que l’envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins d’en tirer de l’avantage. « Si le père de famille est bon, pourquoi notre œil sera-t-il mauvais ? » (Matth.2. Luc.15). Jésus-Christ a rapporté sur ses épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs : «  Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste. (Jean 14). « La Grâce surabonde où abondait le péché. Et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. » (Rom.5. Luc.7). LA VIE DE SAINTE MARCELLE, VEUVE, Ecrite par SAINT JEROME. AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la grandeur de la naissance de Sainte Marcelle. Vous désirez de moi avec instance, et me demandez sans cesse, ô vierge de Jésus-Christ illustre Principia, de renouveler par mes écrits la mémoire d’une femme aussi sainte qu’était Marcelle, et de faire par ce moyen connaître aux autres, et leur donner sujet d’imiter les vertus dont nous avons joui si longtemps. Et certes je me plains de ce que vous m’incitez de la sorte à entrer dans une carrière où je cours si volontiers de moi-même, et de ce que vous croyez que j’aie besoin en cela d’être prié, moi qui ne vous cède nullement en l’affection que vous lui portiez, et qui sais que je recevrai beaucoup plus d’avantage que je n’en procurerai aux autres, en représentant par ce discours les admirables qualités de celle dont j’entreprends de parler. Or ce que je suis demeuré deux ans entiers dans le silence, ne doit pas être attribué à négligence comme vous m’en accusez injustement, mais à mon incroyable affliction qui m’abattait l’esprit de telle sorte que jusques ici j’ai jugé plus à propos de me taire que de rien dire qui ne fût digne de son mérite. Ayant donc à louer votre Marcelle, ou plutôt la mienne, et pour parler encore plus véritablement, la nôtre et celle de tous ceux qui font profession d’être à Dieu, et qui a été un si grand ornement de Rome, je n’observerai point les règles des orateurs en représentant la noblesse de sa race, la longue suite de ses aïeuls, et les statues de ses ancêtres, qui de siècle en siècle et jusques à notre temps ont été honorés des charges de gouverneurs de provinces et de grands maîtres du palais de l’empereur ; mais je louerai seulement en elle ce qui lui est propre, et d’autant plus admirable qu’ayant méprisé ses richesses et sa noblesse, elle s’est encore rendue plus illustre par sa pauvreté et par son humilité. CHAPITRE I. Sainte Marcelle étant demeurée veuve, ne veut point se remarier, et refuse le plus grand parti de Rome. Marcelle ayant perdu son père, et étant demeurée veuve sept mois après avoir été mariée, sa jeunesse, la splendeur de sa maison, la douceur de son esprit, et ce qui touche d’ordinaire davantage les hommes, son excellente beauté, portèrent Céréal, dont le nom est si célèbre entre les consuls, à désirer avec ardeur de l’épouser ; et étant déjà fort vieil, il lui promettait de la rendre héritière de ses grands biens, voulant par une telle donation la traiter comme si elle eût été sa fille, et non pas sa femme. Albine sa mère souhaitait fort un si puissant appui pour sa maison qui en était lors destituée. Mais Marcelle dit que quand elle n’aurait point résolu de faire un vœu de chasteté, si elle eût voulu se marier elle aurait cherché un mari, et non pas une succession. Sur quoi Céréal lui ayant mandé que les vieux peuvent vivre longtemps, et les jeunes mourir bientôt, elle répondit de fort bonne grâce : « Il est vrai qu’une jeune personne peut mourir bientôt ; mais un vieillard ne saurait vivre longtemps. » Ainsi ayant eu son congé, nul autre n’osa plus prétendre de l’épouser. Nous lisons dans l’Evangile de Saint Luc (Luc 2) qu’Anne fille de Phanuel de la Tribu d’Aser prophétisait, et était extrêmement âgée ; qu’elle avait vécu sept ans avec son mari ; qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans ; qu’elle ne bougeait du temple, et passait les jours et les nuits en jeûnes et en oraisons, employant ainsi toute sa vie au service de Dieu ; ce qui fait que l’on ne doit pas trouver étrange qu’elle ait vu son Sauveur, puisqu’elle le cherchait avec tant de soins et tant de peines. Comparons sept ans avec sept mois ; espérer la venue de Jésus-Christ, et le posséder, le confesser après sa naissance, et croire en lui après sa mort ; ne le méconnaître pas étant enfant, et se réjouir de ce qu’étant homme parfait il règne à jamais dans le Ciel : Je ne vois pas que l’on doive mettre de différence entre ces saintes femmes, ainsi que quelques-uns en mettent d’ordinaire si mal à propos entre les hommes les plus Saints, et les Princes même de l’Eglise : Ce que je dis seulement pour faire connaître qu’ayant travaillé toutes deux également elle jouissent maintenant de la même récompense. CHAPITRE II. L’admirable vertu de Sainte Marcelle la met au-dessus de la médisance. Il est fort difficile dans une ville aussi médisante que Rome, dont le peuple était autrefois composé de toutes les nations du monde, et où les vices triomphent, de ne recevoir pas quelque attaque par les impostures des bruits malicieux inventés et semés par ces personnes qui prennent plaisir à blâmer les choses les plus innocentes, et à vouloir faire trouver des taches en celles qui sont les plus pures : Ce qui fait que le Prophète souhaite, plutôt qu’il n’estime, qu’on puisse trouver une chose aussi difficile et quasi aussi impossible à rencontrer qu’est celle-ci, lorsqu’il dit : (Ps.118) « Bienheureux sont ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, et qui ne rencontrent rien en leur chemin qui leur puisse imprimer la moindre tache. » Il dit que ceux-là sont sans tache (Ps.14) dans la voie de ce siècle qui n’ont point été infectés de l’air de ces bruits malicieux, et à qui l’on n’a point fait d’injure. Notre Sauveur dit dans l’Evangile (Matth.5) : « Ayez une opinion favorable de votre adversaire lorsque vous êtes en chemin avec lui. » Or qui a jamais entendu publier quelque chose de désavantageux de la personne dont je parle, et y a ajouté créance ? ou qui est celui qui l’a cru sans se condamner soi-même de malice et de lâcheté ? Marcelle a été la première qui a confondu le paganisme en faisant voir à tout le monde quelle doit être cette vertu d’une veuve Chrétienne qu’elle portait dans le cœur, et qui paraissait en ses habits. Car les veuves païennes ont accoutumé de se peindre le visage de blanc et de rouge ; d’être très richement vêtues, d’éclater de pierreries, de tresser leurs cheveux avec de l’or, de porter à leurs oreilles des perles sans prix, d’être parfumées, et de pleurer de telle sorte la mort de leurs maris qu’elles ne peuvent ensuite cacher leur joie d’être affranchies de leur domination, ainsi qu’il paraît lorsqu’on les voit en chercher d’autres, non pas pour leur être assujetties comme Dieu l’ordonne (I. Pierre 3), mais au contraire pour leur commander ; ce qui fait qu’elles en choisissent de pauvres (Gen.4), afin que portant seulement le nom de maris, ils souffrent avec patience d’avoir des rivaux, et soient aussitôt répudiés s’ils osent seulement ouvrir la bouche pour s’en plaindre. La sainte veuve dont je parle portait des robes pour se défendre seulement du froid, et non pas pour montrer à découvert une partie de son corps. Elle ne gardât rien qui fût d’or, aimant mieux employer toutes ces superfluités à nourrir les pauvres que de les enfermer dans des coffres. Elle n’allait jamais sans sa mère. Les diverses rencontres d’une aussi grande maison qu’était la sienne y faisant quelquefois venir des Ecclésiastiques et des Solitaires, elle ne les voyait qu’en compagnie. Et elle avait toujours avec elle des vierges et des veuves de grande vertu, sachant qu’on juge souvent des maîtresses par l’humeur trop libre des filles qui sont à elles, et que chacun se plaît en la compagnie des personnes qui lui ressemblent. CHAPITRE III. Amour de Sainte Marcelle pour l’Ecriture sainte. Son excellente conduite. Elle fut la première dans Rome qui embrassa une vie retirée et solitaire. Son amour pour l’Ecriture sainte était incroyable, et elle chantait toujours. (Ps.118). « J’ai caché et conservé vos paroles dans mon cœur afin de ne vous point offenser », et cet autre verset où David parlant de l’homme parfait dit. (Ps.1) : « Il n’a point d’autre volonté que la loi de son Seigneur laquelle il médite jour et nuit », entendant par cette méditation de la loi, non pas de répéter souvent les paroles de l’Ecriture ainsi que faisaient les Pharisiens, mais de les pratiquer selon ce que l’Apôtre nous l’enseigne lorsqu’il dit : (I.Cor.10) : « Soit que vous buviez, que vous mangiez, ou que vous vous occupiez à quelque autre chose, faites toutes ces actions pour la gloire de Dieu » : A quoi se rapportent ces paroles du Prophète Royal (Ps.118) ; « L’exécution de vos commandements m’a donné l’intelligence », pour témoigner par là qu’il ne pouvait mériter d’entendre l’Ecriture sainte qu’après qu’il aurait accompli les commandements de Dieu. Nous lisons aussi la même chose dans les actes où il est porté que « Jésus commença à agir et à enseigner »(Actes I) : Car il n’y a point de doctrine, pour relevée qu’elle soit, qui nous puisse empêcher de rougir de honte lorsque notre propre conscience nous reproche que nos actions ne sont pas conformes à nos connaissances : Et en vain celui qui est enflé d’orgueil à cause qu’il est aussi riche qu’un Crésus, et qui par avarice étant couvert d’un méchant manteau ne travaille qu’à empêcher que les vers ne mangent les riches habillements dont ses coffres sont remplis, prêche aux autres la pauvreté et les exhorte à faire l’aumône. Les jeûnes de Marcelle étaient modérés. Elle ne mangeait point de viande ; et la faiblesse de son estomac et ses fréquentes infirmités l’obligeant de prendre un peu de vin, elle se contentait le plus souvent de le sentir au lieu de le goûter. Elle sortait peu en public, et évitait particulièrement d’aller chez les Dames de condition, de peur d’y voir ce qu’elle avait méprisé. Elle allait en secret faire ses prières dans les églises des Apôtres et des Martyrs, et évitait de s’y trouver aux heures qu’il y avait grande multitude de peuple. Elle était si obéissante à sa mère que cela la faisait agir quelquefois contre ce qu’elle aurait désiré ; car Albine aimant extrêmement ses proches et se voyant sans fils et sans petit-fils, voulait tout donner à ses neveux ; et Marcelle au contraire eût beaucoup mieux aimé le donner aux pauvres ; mais, ne pouvant se résoudre à la contredire, elle donna ses pierreries et tous ses meubles à ses parents, qui étant fort riches n’en avaient point besoin, ce qui était comme les dissiper et les perdre, aimant mieux faire cette perte que de déplaire à sa mère. Il n’y avait point lors à Rome de femme de condition qui sût quelle était la vie des Solitaires, ni qui en osât prendre le nom, à cause que cela était si nouveau qu’il passait pour vil et pour méprisable dans l’esprit des peuples. Marcelle apprit premièrement par des Prêtres d’Alexandrie, et puis par l’Evêque Athanase, et enfin par Pierre (qui fuyant la persécution des hérétiques Ariens était venu se réfugier à Rome comme à un port assuré de la foi Orthodoxe) la vie du bienheureux Antoine qui n’était pas encore mort, la manière de vivre des Monastères de Saint Pacome en la Thébaïde, et des vierges et des veuves : Alors elle n’eut point de honte de faire profession de ce qu’elle connut être agréable à Jésus-Christ ; et plusieurs années après, elle fut imitée par Sophronie, et par d’autres. L’admirable Paule eut le bonheur de jouir de son amitié ; et Eustochie la gloire des vierges fut nourrie en sa chambre, d’om il est aisé de juger quelle devait être la maîtresse qui eut de telles disciples. CHAPITRE IV. Des louanges des femmes. Sainte Marcelle se préparait toujours à la mort. Quelque lecteur sans pitié se rira peut-être de ce que je m’arrête si longtemps à louer des femmes. Mais s’il se souvenait de celles qui ont accompagné notre Sauveur et l’ont assisté de leur bien ; s’il se souvenait de ces trois Maries qui demeurèrent debout au pied de sa Croix et particulièrement de cette Marie Madeleine, qui à cause de sa vigilance et de l’ardeur de sa foi a été nommée une tour inébranlable – Il fait allusion au mot de Madeleine, qui en hébreu signifie Turrita, fortifiée de tours -, et s’est rendue digne de voir, avant même aucun des Apôtres, Jésus-Christ ressuscité, il se condamnerait plutôt de présomption, qu’il ne m’accuserait d’extravagance lorsque je juge des vertus, non pas par le sexe, mais par les qualités de l’âme, et que j’estime qu’il n’y en a point qui méritent tant de gloire que ceux qui pour l’amour de Dieu méprisent leur noblesse et leurs richesses. Ce qui fit que Jésus-Christ eut une si grande affection pour Saint Jean l’Evangéliste, lequel étant si connu du pontife, à cause qu’il était de bon lieu, ne put néanmoins être retenu par la crainte qu’il pouvait avoir de la malice des Juifs, de faire entrer Saint Pierre chez Caïphe, de demeurer seul de tous les Apôtres au pied de la Croix, et de prendre pour mère celle de notre Sauveur, afin qu’un fils vierge reçut une mère vierge, comme la succession de son maître vierge. Marcelle passa donc plusieurs années, qu’elle connut plutôt qu’elle vieillissait qu’elle ne se souvint d’avoir été jeune, et elle estimait fort cette belle pensée de Platon, que la philosophie n’est autre choses qu’une méditation de la mort. Ce qui fait aussi dire à l’Apôtre (2.Cor.15) : « Je meurs tous les jours pour votre Salut » ; et à notre Seigneur, selon les anciens exemplaires (Luc 9) : « Nul ne peut être mon disciple s’il ne porte tous les jours sa croix et ne me suit », et longtemps auparavant à David inspiré du Saint Esprit (Ps.43) : « Nous sommes à toute heure condamnés à la mort à cause de vous, et traités comme des brebis destinées à l’immolation. » Et longtemps depuis l’Ecclésiaste nous apprend cette belle sentence (Eccl.7) : « Souviens-toi toujours de l’heure de ta mort, et tu ne pècheras jamais. » Et nous lisons aussi dans un éloquent auteur qui a écrit des satires pour l’instruction des mœurs (Pers. Sat.) cet avertissement si utile : Grave la mort dans ta pensée, Le temps vole en fuyant toujours ; Et tu le vois par ce discours, Car cette parole est passée. Marcelle, ainsi que je commençais de dire, a donc passé sa vie comme croyant toujours mourir, et a été vêtue comme ayant toujours son tombeau devant les yeux, s’offrant continuellement à Dieu comme une hostie vivante, raisonnable, et agréable à sa divine Majesté. CHAPITRE V. Saint Jérôme étant allé à Rome se lia d’amitié avec Sainte Marcelle. Combien cette Sainte était savante dans les Saintes écritures. Et de sa vie solitaire et retirée. Lorsque les affaires de l’Eglise m’obligèrent d’aller à Rome avec les Saints Prélats Paulin et Epiphane, dont l’un était Evêque d’Antioche en Syrie, et l’autre de Salamine à Chypre, et que j’évitais par modestie de voir des Dames de condition, elle se conduisit de telle sorte selon le précepte de l’Apôtre en me pressant en toutes rencontres de lui parler, qu’enfin elle surmonta ma retenue par ses instances et son adresse. Et d’autant que j’étais en quelque réputation touchant l’intelligence de l’Ecriture sainte, elle ne me voyait jamais sans m’en demander quelque chose, et au lieu de se rendre soudain à ce que je lui disais, elle me faisait des questions, non pas à dessein de contester, mais afin d’apprendre par ces doutes les réponses aux difficultés qu’elle savait que l’on y pouvait former. J’appréhende de dire ce que j’ai reconnu de sa vertu, de son esprit, de sa pureté et de sa sainteté, de peur qu’il ne semble que j’aille au-delà de tout ce que l’on en saurait croire, et de crainte d’augmenter votre douleur en vous faisant ressouvenir de quel bien vous êtes privée ; je dirai seulement que n’ayant écouté que comme en passant tout ce que j’avais pu acquérir de connaissance de l’Ecriture sainte par une fort longue étude, et qui m’était comme tourné en nature par une méditation continuelle, elle l’apprit et le posséda de telle sorte que lorsqu’après mon départ il arrivait quelque contestation touchant des passages de l’Ecriture, on l’en prenait pour juge. Mais comme elle était extrêmement prudente, et savait parfaitement les règles de ce que les philosophes nomment bienséance, elle répondait avec tant de modestie aux questions qu’on lui faisait, qu’elle rapportait comme l’ayant appris de moi ou de quelque autre, les choses qui venaient purement d’elle, afin de passer pour disciple en cela même où elle était une fort grande maîtresse. Car elle savait que l’Apôtre a dit (I.Tim.2) : « Je ne permets pas aux femmes d’enseigner », et elle ne voulait pas qu’il pût sembler qu’elle fît tort aux hommes, et même aux Prêtres, qui la consultaient quelquefois sur des choses obscures et douteuses. Etant retourné à Béthléem, nous apprîmes aussitôt que vous vous étiez tellement unie avec elle que vous ne la perdiez jamais de vue ; que vous n’aviez qu’une même maison et qu’un même lit ; et que toute la ville savait que vous aviez trouvé une mère, et elle une fille. Le jardin qu’elle avait au faubourg vous servit de Monastère, et une maison qu’elle choisit à la campagne de solitude ; et vous vécûtes longtemps de telle sorte que l’imitation de votre vertu ayant été cause de la conversion de plusieurs personnes, nous nous réjouissons de ce que Rome était devenue une autre Jérusalem. On y vit tant de Monastères de vierges, et un si grand nombre de Solitaires, que la multitude de ceux qui servaient Dieu avec une telle pureté rendit honorable cette sorte de vie, qui était auparavant si méprisée. Cependant nous nous consolions Marcelle et moi dans notre absence en nous écrivant fort souvent, suppléant ainsi par l’esprit à la présence, et étant dans une sainte contestation à qui se préviendrait par ses lettres, à qui se rendrait le plus de devoirs, et à qui manderait le plus soigneusement de ses nouvelles ; et nos lettres nous rapprochant de la sorte, nous ne sentions pas tant cet éloignement. CHAPITRE VI. Services rendus à l’Eglise contre les hérétiques par Sainte Marcelle. Lorsque nous jouissions de ce repos et ne pensions qu’à servir Dieu, une tempête excitée par les hérétiques s’éleva dans ces provinces, laquelle mit tout en trouble ; ils se portèrent jusques à un tel comble de rage qu’ils ne pardonnaient ni à eux-mêmes, ni à un seul de tout ce qu’il y avait de plus gens de bien ; et ne se contentant pas d’avoir tout mis ici sens dessus-dessous, ils envoyèrent jusque dans le port de Rome un vaisseau plein de personnes qui vomissaient des blasphèmes contre la vérité. Il se trouva aussitôt des gens disposés à embrasser leurs erreurs ; et leurs pieds tout bourbeux remplirent de fange la source très pure de la foi de l’Eglise romaine. Mais il ne faut pas s’étonner si ce faux prophète abusait les simples, vu qu’une doctrine si abominable et si empoisonnée a trouvé dans Rome des gens qui s’en sont laissé persuader : Ce fut lors qu’on vit cette infâme traduction des livres d’Origène intitulés Péri archon, ou des principes. Ce fut lors qu’ils eurent pour disciple Macaire, lequel eût été véritablement digne de porter ce nom qui signifie bienheureux, s’il ne fût point tombé entre les mains d’un tel maître. Ce fut lors que les Evêques qui sont nos maîtres s’opposèrent à ce ravage et troublèrent toute l’école des Pharisiens. Et ce fut lors que Sainte Marcelle, après avoir demeuré longtemps dans le silence, de crainte qu’il ne semblât qu’elle ne fît quelque chose par vanité, voyant que cette foi si louée par la bouche de l’Apôtre (Rom.I) se corrompait de telle sorte dans les esprits de la plupart de ses concitoyens, que les Prêtres mêmes et quelques Solitaires, mais principalement les hommes engagés dans le siècle se portaient à embrasser l’erreur, et se moquaient de la simplicité du pape, qui jugeait de l’esprit des autres par le sien, elle s’y opposa publiquement aimant beaucoup mieux plaire à Dieu qu’aux hommes. Notre Sauveur loue dans l’Evangile ce mauvais maître d’hôtel, qui ayant agi infidèlement envers son maître s’était conduit si prudemment dans ses propres intérêts. Les hérétiques voyant qu’une petite étincelle était capable de produire un très grand embrasement ; que le feu qu’ils avaient allumé était déjà arrivé au comble de la maison du Seigneur ; et que les artifices dont ils avaient usé pour en surprendre plusieurs ne pouvaient demeurer plus longtemps cachés, ils demandèrent et obtinrent des lettres ecclésiastiques, afin qu’il parût qu’en partant de Rome, ils étaient dans la communion de l’Eglise. Peu de temps après Anastase fut élevé au saint Siège ; c’était un homme admirable ; et Rome n’en jouit pas longtemps, parce qu’il n’y aurait point eu d’apparence que cette ville impératrice qui était le chef de tout le monde, fût misérablement ruinée sous un si grand pape, ou plutôt il fut enlevé d’entre les hommes et porté dans le Ciel, de peur qu’il ne s’efforçât de fléchir par ses prières l’arrêt que Dieu avait déjà prononcé contre cette malheureuse ville, ainsi qu’il se voit dans l’Ecriture qu’il dit à Jérémie (Jér.14) : « Ne me prie point pour ce peuple, et ne tâche point de me fléchir afin que je leur fasse miséricorde. Car quand ils jeûneraient, je n’écouterais pas leurs prières ; et quand ils m’offriraient des sacrifices, je ne les recevrais pas ; mais je les détruirai par la guerre, par la famine, et par la peste. On me dira, peut-être, quel rapport a tout ceci avec les louanges de Marcelle. Je réponds qu’il y en a un très grand, puisqu’elle fut cause de la condamnation de ces hérétiques : Car elle produisit des témoins qui ayant été instruits par eux avaient depuis renoncé à leur erreur. Elle fit voir une grande multitude de personnes qu’ils avaient trompées de la même sorte. Elle représenta divers exemplaires de ce livre impie de Peri archon corrigé de la propre main de ce dangereux scorpion qui en faisait glisser le venin dedans les âmes. Et elle écrivit grand nombre de lettres pour presser ces hérétiques de se venir défendre ; ce qu’ils n’osèrent jamais faire, leur conscience les bourrelant de telle sorte qu’ils aimèrent mieux se laisser condamner en leur absence, que d’être convaincus en se présentant. Marcelle a été la première cause d’une si glorieuse victoire ; et vous mon Dieu qui en êtes le chef et la souveraine origine, vous savez que je ne dis rien que de véritable, et que je ne rapporte que la moindre partie de ses grandes et admirables actions, de peur d’ennuyer le lecteur en m’étendant davantage sur ce sujet, et afin qu’il ne semble pas à mes ennemis que sous prétexte de la louer, je veuille me venger d’eux. Mais il faut venir au reste. Cette tempête étant passée d’Occident en Orient, elle menaçait plusieurs personnes d’un grand naufrage. Ce fut lors qu’on vit s’accomplir cette parole de l’Ecriture. (Luc.18). « Croyez-vous que le Fils de l’homme revenant au monde trouve de la foi parmi les hommes ? » La charité de la plupart étant refroidie, ce peu qui aimaient la vérité de la foi se joignaient à moi. On m’attaquait publiquement comme leur chef ; et on les persécutait aussi de telle sorte que Barnabé même, pour user des termes de Saint Paul, (Galat.2), se porta dans cette dissimulation, ou plutôt dans un parricide manifeste qu’il exécuta, sinon d’effet, au moins de volonté. Mais par le souffle procédant de la bouche de Dieu (Ps.103) toute cette tempête fut dissipée ; et lors on vit l’effet de cette prédiction du Prophète (Ps ;145), « Vous retirerez d’eux votre esprit, et aussitôt ils tomberont et retourneront dans la poussière dont ils ont été formés, et en ce même moment tous leurs desseins s’évanouiront. » Comme aussi cet autre endroit de l’Evangile (Luc 21) : « Insensé que tu es, je séparerai cette nuit ton âme d’avec ton corps ; et qui possèdera lors tous ces grands biens que tu as amassés avec tant de soin ? » CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de Sainte Marcelle. Comme ces choses se passaient en Jérusalem, on nous rapporta d’Occident une épouvantable nouvelle, que Rome avait été assiégée, et que ses citoyens s’étant rachetés en donnant ce qu’ils avaient d’or et d’argent, on les avait encore assiégés de nouveau, afin de leur faire perdre aussi la vie après les avoir dépouillés de leurs richesses. Ma langue demeure attachée à mon palais, et mes sanglots interrompent mes paroles. Cette ville qui avait conquis tout le monde se trouva conquise, ou pour mieux dire, elle périt par la faim avant que de périr par l’épée ; et il n’y resta quasi plus personne que l’on pût réduire en servitude ; La rage qu’inspirait la faim les avaient portés jusques à manger des viandes abominables. Ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir. Et il se trouva des mères qui ne pardonnèrent pas mêmes aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, faisant ainsi rentrer dans leur sein ceux qu’elles en avaient mis dehors peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent la nuit. (Ps.15). « Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage. Ils ont violé la sainteté de votre temple. Ils ont saccagé Jérusalem. Ils ont donné leur chair à dévorer aux animaux de la terre. Ils ont répandu leur sang comme de l’eau tout autour de la sainte Cité. Et il ne se trouvait personne pour les enterrer. (Virgile. Enéide 2). « Quels cris et quels sanglots par leur triste langage Pourraient de cette nuit raconter le carnage ? Et qui, changeant ses yeux en des sources de pleurs, Pourraient de tant de maux égaler les douleurs ? Cette ville superbe et si longtemps régnante Tombe, et nomme en tombant la Fortune inconstante : Elle nage en son sang, et la rigueur du fort Y montre en cent façons l’image de la mort. » En cette horrible confusion, les victorieux tous couverts de sang entrèrent aussi dans la maison de Marcelle. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j’ai entendu, ou plutôt de raconter des choses qui ont été vues par des hommes pleins de sainteté qui se trouvèrent présents lorsqu’elles se passèrent, et qui témoignent, ô sage Principia, que l’accompagnant dans ce péril vous ne courûtes pas moins de fortune. Ils assurent donc qu’elle reçut sans s’étonner et d’un visage ferme, ces furieux, lesquels lui demandant de l’argent, elle leur répondit qu’une personne qui portait une aussi méchante robe qu’était la sienne, n’était pas pour avoir caché des trésors en terre. Cette pauvreté volontaire dont elle faisait profession ne fut pas capable de leur faire ajouter foi à ces paroles, mais ils la fouettèrent cruellement, et elle se jetant à leurs pieds comme si elle eût été insensible à ses douleurs, ne leur demandait d’autre grâce sinon qu’ils ne vous séparassent point d’avec elle, tant elle avait peur que votre jeunesse vous fît recevoir des outrages et des violences qu’elle n’avait point sujet de craindre pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ amollit la dureté du cœur de ces barbares : La compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang, et vous ayant menées toutes deux dans l’église de Saint Paul pour vous assurer de votre vie si vous leur donniez de l’argent, ou pour vous y faire trouver un sépulcre. On dit qu’elle fut comblée d’une telle joie qu’elle commença de rendre grâces à Dieu de ce qu’ayant conservé votre virginité, il vous réservait à finir votre vie pour son service ; de ce que la captivité l’avait trouvée, mais non pas rendue pauvre ; de ce qu’il n’y avait point de jour que pour être nourrie elle n’eût besoin qu’on lui fît quelque charité ; de ce qu’étant rassasiée de son Sauveur elle ne sentait pas la faim, et de ce que l’état où elle était réduite pouvait aussi bien que sa langue lui faire dire (Job) : « Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère ; et j’entrerai toute nue dans le tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie ; son saint nom soit béni. » Quelques jours après, son corps étant sain et plein de vigueur, elle s’endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu’elle avait dans sa pauvreté, ou pour mieux dire, en laissant les pauvres héritiers par vous. Vous lui fermâtes les yeux : Elle rendit l’esprit entre les baisers que vous lui donniez ; et trempée de vos larmes elle souriait, tant était grand le repos que la manière dont elle avait vécu donnait à sa conscience, et tant elle était contente d’aller jouir des récompenses qui l’attendaient au Ciel. Voilà, bienheureuse Marcelle, ce que je ne saurais trop révérer ; voilà, ô Principia sa chère fille, ce que j’ai dicté en une nuit, pour m’acquitter de ce que je vois dois à toutes deux. Vous n’y trouverez point de beauté de style, mais une volonté pleine de reconnaissance envers l’une et envers l’autre et un désir de plaire à Dieu, et à ceux qui le liront. LA VIE DE SAINTE PAULE VEUVE Ecrite par SAINT JEROME. AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la haute origine de Sainte Paule. Quand toutes les parties de mon corps seraient changées en autant de langues, et que chacune d’elles formerait une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la Sainte et incomparable Paule. Elle fut illustre par sa race ; mais beaucoup plus par sa sainteté. Elle fut considérée par la grandeur de ses richesses ; mais elle l’est maintenant beaucoup davantage de ce qu’elle a voulu être pauvre avec Jésus-Christ : Elle a tiré son origine des Gracques et des Scipions, elle a été l’héritière du grand Paul Emile dont elle portait le nom, et Martia Papiria sa mère était véritablement descendue de Scipion l’Africain ; mais elle préféra Béthléem à tous ces avantages qu’elle avait dans Rome, et changea les lambris dorés de son palais en un petit toit bâti de boue. Néanmoins, au lieu de nous affliger d’avoir perdu une personne si éminente en mérite, nous devons plutôt rendre grâces à Dieu de l’avoir eue, ou pour mieux dire de ce que nous l’avons encore, puisque tout est vivant en lui, et que tout ce qui retourne dans son sein doit être mis au rang des choses qui nous demeurent. N’est-il pas raisonnable que la Jérusalem céleste soit la demeure de celle qui durant qu’elle a vécu dans son corps mortel a toujours été comme dans un pèlerinage qui l’éloignait de la présence de son maître, et qui disait sans cesse avec une voix lamentable : « Hélas ! que mon pèlerinage dure ! J’ai demeuré avec les habitants de Cédar, et mon âme est longtemps voyagère sur la terre. » Or il ne faut pas s’étonner si elle se plaignait de demeurer dans les ténèbres, qui est ce que le nom de Cédar signifie,vu que (2. Jean 5. Ps 138) « le monde n’est que malice ; que sa lumière est semblable à ses ténèbres, et que la lumière luisant dans les ténèbres, les ténèbres ne l’ont pas comprise. » Ce qui lui faisait dire souvent (Jean I. Ps 38. Philip.I) « Je suis étrangère et pèlerine ainsi que tous mes pères l’ont été. Que je souhaite d’être délivrée de la prison de ce corps, afin d’être avec Jésus-Christ. » Combien de fois lorsqu’elle était travaillée des infirmités où son corps si délicat était tombé par son incroyable abstinence et par ses jeûnes redoublés, entendait-on ces paroles sortir de sa bouche (I. Cor.9) : « Je dompte mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’ayant exhorté les autres, je ne sois moi-même réprouvée. (Rom.14). Il est bon de ne boire point de vin et de ne manger point de chair. (Ps.34). J’ai humilié mon âme par mes jeûnes. (Ps.30.31). Vous m’avez remplie d’infirmités. Je n’ai éprouvé que des afflictions et des épines. » Et dans le milieu des douleurs les plus violentes, lesquelles elle supportait avec une patience admirable, elle disait comme si elle eût vu les Cieux ouverts (Ps.34) : « Qui me donnera des ailes semblables à celles d’une colombe, afin que je m’envole, et que je trouve un lieu de repos ? » Je prends à témoin Jésus-Christ, tous les Saints et l’Ange gardien de cette femme admirable que je ne parlerai ni avec complaisance ni avec flatterie ; et que je ne dirai rien que pour rendre témoignage à la vérité, et qui ne soit au-dessous de ses mérites, que toute la terre publie, que les Prêtres admirent, qui sont la cause des regrets de tant de compagnies de vierges, et qui font qu’elle est pleurée par une si grande multitude de Solitaires et de pauvres ; Mais veux-tu, lecteur, apprendre en peu de paroles quelles furent ses vertus ? Elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre : Ce qu’il ne faut pas trouver étrange au regard de ses proches et de ses domestiques dont elle avait fait ses frères et ses sœurs, de serviteurs et de servantes qu’ils étaient auparavant, vu que sans considérer la grandeur de la naissance de sa fille Eustochie, cette vierge consacrée à Jésus-Christ, et pour la consolation de laquelle j’écris ce discours, elle ne lui laissa d’autres richesses que celles de la foi et de la Grâce. CHAPITRE I. De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l’extrême humilité de Sainte Paule en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants. Commençons donc cette narration avec ordre. Que d’autres reprenant les choses de plus haut et comme dès le berceau de sa race disent s’ils veulent qu’elle eut pour mère Blésille, et pour père Rogat, dont l’une est descendue des Scipions et des Gracques, et l’autre, par les statues de ses ancêtres, par l’illustre suite de sa race, et par ses grandes richesses est encore aujourd’hui cru presque par toute la Grèce être descendu du roi Agamemnon, qui ruina Troie ensuite d’un siège de dix ans ; mais quant à moi, je ne louerai que ce qui lui est propre, et sorti d’une source aussi pure qu’était celle de son âme sainte. Notre Sauveur et notre maître dit dans l’Evangile (Marc 10) aux Apôtres qui lui demandaient quelle serait leur récompense, que ceux qui donneraient tout pour l’amour de lui recevraient le centuple dès ce monde, et en l’autre la vie éternelle ; ce qui nous fait voir qu’on ne mérite point de louanges pour posséder des richesses, mais seulement lorsqu’on les méprise pour l’amour de Jésus-Christ, et qu’au lieu de s’enfler de vanité quand on est dans les honneurs, il faut témoigner la créance que l’on a aux paroles de Dieu en n’en tenant aucun compte : Nous voyons cette parole de Jésus-Christ parfaitement accomplie en la personne de Paule, puisqu’il lui a rendu dès le temps présent ce qu’il a promis à ceux qui le servent : Celle qui a méprisé la gloire d’une ville est aujourd’hui célèbre dans tout le monde par sa haute réputation, et celle qui en demeurant à Rome n’était hors de Rome connue de personne, depuis s’être cachée en Béthléem n’est pas seulement admirée par toutes les provinces de l’Empire, mais par les nations mêmes les plus barbares : Car quel pays y a-t-il au monde d’où quelqu’un ne vienne pour visiter les lieux Saints ; et qui trouve-ton entre toutes les créatures, qu’on doive plus estimer que Paule, ne brille-t-elle pas comme une pierre précieuse entre plusieurs autres dont elle efface le lustre, et comme un soleil qui dès son lever obscurcit par l’éclat de ses rayons toute la splendeur des étoiles ? Ainsi elle surmonta par son humilité la vertu et la puissance de tous les autres, et en se rendant la moindre de tous, elle se trouva de beaucoup élevée sur tout le reste, parce que plus elle s’abaissait, et plus Jésus-Christ la faisait paraître : Elle se cachait et ne pouvait être cachée : Elle fuyait la gloire, et l’acquérait en la fuyant, parce que la gloire suit la vertu comme son ombre, et qu’en méprisant ceux qui la cherchent, elle cherche ceux qui la méprisent. Mais pourquoi quittai-je l’ordre de ma narration, et passai-je par-dessus les préceptes de la rhétorique, en m’arrêtant ainsi trop longtemps à chaque chose ? Etant descendue d’une telle race, elle fut mariée à Toxoce qui tire sa haute origine d’Enée et des Jules ; ce qui est cause que sa fille Eustochie, cette vierge consacrée à Jésus-Christ, porte le nom de Julie, et ce nom de Julie vient du grand Jule fils d’Enée : Ce que je rapporte ici, non que ces hautes qualités soient fort considérables en ceux qui les possèdent, mais parce qu’on ne saurait trop les admirer en ceux qui en font peu de compte. Les hommes attachés au siècle révèrent les personnes si élevées au-dessus des autres par leur naissance ; mais quant à moi je ne saurais louer que ceux qui foulent aux pieds cette grandeur par l’amour qu’ils portent à Jésus-Christ. Et d’autre côté je ne saurais trop estimer en eux, lorsqu’ils les méprisent, ces avantages que je méprise lorsqu’ils les estiment. Paule ayant donc pour ancêtres ceux dont je viens de parler, et sa fécondité aussi bien que sa chasteté l’ayant fait estimer, premièrement par son mari, et puis par ses proches, et enfin par toute la ville de Rome, elle eut cinq enfants ; Blésille, sur la mort de laquelle je lui écrivis pour la consoler ; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de ses excellentes résolutions son saint et admirable mari Pammache, auquel j’ai adressé un petit discours sur le sujet de sa perte ; Eustochie, qui demeure encore aujourd’hui dans les lieux saints, et est par sa virginité et par sa vertu une perle précieuse et un ornement de l’Eglise ; Rufine, qui par sa mort précipitée accabla de douleur l’âme si tendre de sa mère ; et Toxoce après la naissance duquel elle cessa d’avoir des enfants ; ce qui témoigna qu’elle n’en avait désiré que pour plaire à son mari qui souhaitait avec passion d’avoir un fils. CHAPITRE II. Sainte Paule étant demeurée veuve fait des charités merveilleuses, et puis s’embarque pour aller en Terre Sainte. Dieu lui ayant ôté son mari, elle en eut une telle affliction qu’elle pensa perdre la vie ; et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu’on aurait pu croire qu’elle aurait désiré de devenir veuve pour être dans la pleine liberté de le servir. Dirai-je qu’elle était si charitable qu’elle distribuait aux pauvres quasi tous les biens d’une aussi grande maison et aussi riche qu’était la sienne ; et que sa bonté était telle qu’elle se répandait même sur ceux qu’elle n’avait jamais vus ? Quel pauvre étant mort n’a point été enseveli à ses dépens ? et quel malade languissant sans pouvoir sortir du lit n’a pas été nourri de son bien ? Ne les cherchait-elle pas avec très grand soin par toute la ville ? et ne croyait-elle pas avoir beaucoup perdu lorsque que quelqu’un pressé de faim et de misère était secouru et nourri par d’autres ? Elle appauvrissait ses enfants pour assister les nécessiteux ; et lorsque ses proches s’en fâchaient, elle leur répondait que ce qu’elle faisait en cela était pour leur laisser une succession beaucoup plus grande que la sienne, à savoir la miséricorde de Jésus-Christ. Elle ne put souffrir longtemps ces visites et ce grand abord de monde que lui attirait de tous côtés la grandeur d’une maison aussi illustre et aussi élevée dans le monde qu’était la sienne ; ces honneurs qu’on lui rendait lui faisaient une extrême peine, et elle se hâtait de se mettre en état de n’être plus importunée de tant de louanges. En ce temps, des ordres de l’Empereur ayant fait assembler à Rome des Evêques d’Orient et d’Occident sur le sujet de quelques divisions arrivées entre les églises, elle vit deux hommes admirables, Paulin Evêque d’Antioche, et Epiphane Evêque de Salamine à Chypre que l’on nomme maintenant Constance, dont elle eut le dernier pour hôte, et bien que Paulin demeurât dans un autre logis, il lui témoigna tant de bonté qu’elle ne jouit pas moins du bonheur de sa conversation que s’il eût été logé chez elle. La vertu de ces grands personnages ayant encore enflammé la sienne, elle pensait incessamment à abandonner son pays ; et oubliant sa maison, ses enfants, ses domestiques, et généralement toutes les choses du siècle, elle n’avait d’autre passion que de s’en aller seule et sans être suivie de personne, s’il était possible, dans ces déserts où Saint Paul et Saint Antoine ont fini leur vie. Enfin l’hiver étant passé, la mer commençant à devenir navigable, et ces excellents Evêques retournant à leurs Eglises, elle les accompagna par ses vœux et par ses souhaits. Mais pourquoi différai-je davantage à le dire ? Elle descendit sur le port, son frère, ses cousins, ses plus proches, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants mêmes l’accompagnant et s’efforçant par la compassion qu’ils lui faisaient de faire changer de résolution à une mère qui les aimait avec une incroyable tendresse. Déjà on déployait les voiles et à force de rames on tirait le vaisseau dans la mer ; le petit Toxoce joignait les mains vers sa mère sur le rivage ; et Rufine prête à marier la conjurait par ses pleurs, ne l’osant faire par ses paroles, de vouloir attendre ses noces. Mais Paule élevant les yeux au Ciel sans jeter une seule larme, surmontait par son amour pour Dieu celui qu’elle avait pour ses enfants, et oubliait qu’elle était mère pour témoigner qu’elle était servante de Jésus-Christ. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre ses sentiments qui n’étaient pas moindres que si on lui eût arraché le cœur ; son affection pour ses enfants étant si grande, qu’on ne saurait trop admirer en elle la force qu’elle eut de la surmonter. Il n’arrive rien de plus cruel aux hommes entre les mains même de leurs ennemis et la rigueur de la servitude, que d’être séparés de leurs enfants. Mais on voit ici que contre les lois de la nature une foi parfaite et accomplie, non seulement le souffre, mais en a joie ; et ainsi Paule en oubliant sa passion pour ses enfants par une plus grande qu’elle avait pour Dieu, ne trouvait du soulagement qu’en Eustochie sa chère fille qu’elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Son vaisseau faisant voile, et tous ceux qui étaient dedans regardant vers le rivage, elle en détourna les yeux pour n’y point voir des personnes qu’elle ne pouvait voir sans douleur ; car j’avoue que nulle autre mère n’a tant aimé ses enfants, auxquels avant que de partir elle donna tout ce qu’elle avait ne réservant rien pour elle, et se déshéritant soi-même sur la terre afin de trouver un héritage dans le Ciel. CHAPITRE III. Du voyage que fit Sainte Paule avant que de s’arrêter en Béthléem. Etant arrivée à l’île de Pontie si célèbre par l’exil de Flavia Domitilla la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l’empereur Domitien à cause qu’elle était Chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prît des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints. Elle trouvait que les vents tardaient trop à se lever, et il n’y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s’embarqua sur la mer Adriatique, et passant entre Scylla et Caribde par un aussi grand calme que si c’eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et ayant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel, elle passa ensuite les îles de Mate et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l’agitation des eaux est si grande à cause qu’elles sont pressées de la terre. Enfin ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva à Chypre, où s’étant jetée aux pieds du Saint et vénérable Epiphane, il l’y retire dix jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se remettre de la peine qu’elle avait soufferte sur la mer ; mais pour s’occuper à des œuvres de piété, ainsi que l’événement le fit reconnaître :car elle visita tous les Monastères de cette île et assista le mieux qu’elle put les Solitaires que l’amour et l’estime d’un homme aussi saint qu’était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche, où l’Evêque Paulin ce saint Confesseur du nom de Jésus-Christ la retint un peu par la grande charité qu’il avait pour elle. Quoi que l’on fût lors au milieu de l’hiver, l’ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés, on vit cette femme d’une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des Eunuques, continuer son voyage montée sur un âne. (On n’a point ici mis les VI, VII, VIII, IX, X, et XI° chapitres marqués dans le latin, ni le commencement du XII°, parce qu’ils ne contiennent qu’une narration des lieux que Sainte Paule fut visiter dans la Palestine, et quelques autres dans l’Egypte. Et on recommence au milieu du XII° chapitre, à cause que ce qui en reste sert à la continuation de l’histoire de la vie de cette Sainte). Ayant passé en divers autres lieux de l’Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d’Alexandrie,où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs être lavées par l’exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore Evêque et Confesseur vint au-devant d’elle accompagné d’une multitude incroyable de Solitaires ; entre lesquels il y en avait plusieurs élevés à la qualité de Diacres et de Prêtres, ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu’elle se reconnût indigne d’un si grand honneur. Que dirai-je des Macaires, des Arsaces, des Sérapions, et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ ? Y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n’entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât ? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces Saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu’elle leur rendait, parce qu’elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d’esprit quasi incroyable en une femme ? Ne considérant ni son sexe, ni la faiblesse de son corps, elle désirait de demeurer dans la solitude avec les jeunes filles qui l’accompagnaient , au milieu de ce grand nombre de Solitaires ; et lorsqu’il eût été possible que tous y consentissent à cause de la révérence qu’ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu’elle désirait si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l’y eût point rappelée : Ainsi à cause de l’excessive chaleur, s’étant embarquée pour aller de Péluse à Mayuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes. Et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie à Béthléem, elle s’arrêta dans une petite maison où elle demeura trois ans en attendant qu’elle eût fait des cellules et des Monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et Saint Joseph n’avaient pu trouver où se loger. CHAPITRE IV. Des admirables vertus de Sainte Paule, et particulièrement de sa charité envers les pauvres, et de son amour pour la pauvreté. Ayant rapporté jusques ici le voyage qu’elle fit étant accompagnée de plusieurs vierges, entre lesquelles était sa fille Eustochie, il me faut maintenant parler plus au long de sa vertu, qui est ce qui lui est véritablement propre. Et je proteste devant Dieu que je prends pour témoin et pour juge, de n’ajouter ni d’exagérer rien dans le discours que j’en ferai ainsi qu’ont accoutumé ceux qui entreprennent de louer quelqu’un ; mais qu’au contraire je retrancherai beaucoup de la vérité, de crainte qu’on eût peine à la croire si je la rapportais dans toute son étendue ; et aussi afin que mes ennemis, qui selon la coutume des calomniateurs cherchent continuellement des sujets de me déchirer, ne m’accusent point d’écrire des choses feintes et imaginaires, et de parer la corneille d’Esope avec les plumes d’autrui. Paule s’abaissa jusques à un tel point par son extrême humilité, qui est la première des vertus chrétiennes, que des personnes qui ne l’auraient point connue, et que sa grande réputation aurait portées à désirer de la voir, n’auraient jamais cru que ce fut elle, et l’auraient prise pour la moindre de ses servantes : Car étant d’ordinaire environnée de grandes troupes de vierges, elle paraissait par ses habits, par ses paroles, et par sa démarche être la moindre de toutes. Depuis la mort de son mari jusques au jour qu’elle rendît son âme à Dieu, elle ne mangea jamais avec un seul homme, quelque saint qu’il fût, et quoiqu’élevé à la dignité épiscopale. Elle ne fut aussi jamais aux bains, à moins que de se trouver en danger de sa vie ; et elle ne se servait poin de matelas, même dans des fièvres très violentes ; mais elle reposait sur la terre dure qu’elle couvarit seulement avec des cilices, si l’on peut appeler repos de joindre les nuits aux jours pour les passer en des oraisons presque continuelles, accomplissant ainsi ce que dit David (Ps.6) : « J’arroserai toutes les nuits mon lit de mes pleurs ;je le tremperai de mes larmes. » Il semblait qu’il y en eût une source dans ses yeux ; car elle pleurait de telle sorte pour des fautes très légères qu’on eût estimé qu’elle avait commis les plus grands crimes. Lorsque nous lui représentions souvent qu’elle devait épargner sa vue, et la conserver pour lire l’Ecriture sainte, elle nous répondait : « Il faut défigurer ce visage que j’ai si souvent peint avec du blanc et du rouge contre le commandement de Dieu. Il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices. Il faut que des rires et des joies qui ont si longtemps duré soient récompensés par des pleurs continuels. Il faut changer en l’âpreté d’un cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie. Et comme autrefois j’ai pris tant de soin de plaire à mon mari et au monde, je désire maintenant de pouvoir plaire à Jésus-Christ. » Entre tant et de si grandes vertus il me semble qu’il serait inutile de louer sa chasteté, qui lors même qu’elle était encore engagée dans le siècle a servi d’exemple à toutes les Dames de Rome ; sa conduite ayant été telle que les plus médisants même n’ont osé rien inventer pour la blâmer. Il n’y avait point d’esprit au monde plus doux que le sien, ni plus rempli d’humanité envers les pauvres. Elle ne cherchait point les personnes élevées en autorité, et elle ne méprisait point avec une aversion dédaigneuse ceux qui avaient de la vanité et de la gloire : Lorsqu’elle rencontrait des pauvres elle leur faisait du bien, et lorsqu’elle voyait des riches elle les exhortait à les assister. Il n’y avait que sa libéralité qui fût excessive ; et prenant de l’argent à intérêt, elle changeait souvent de créanciers pour conserver son crédit, afin d’être par ce moyen en état de ne refuser l’aumône à personne. Sur quoi je confesse ma faute, en ce que lui voyant faire des charités avec tant de profusion, je l’en reprenais et lui alléguais le passage de l’Apôtre (I.Cor.5) : « Vous ne devez pas donner en sorte qu’en soulageant les autres vous vous incommodiez vous-même ;mais il faut garder quelque mesure, afin que comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance, et qu’ainsi il y ait de l’égalité ; » et cet autre passage de l’Evangile (Luc.3) : « Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n’en a point. » Et j’ajoutais qu’elle devait prendre garde à ne se mettre pas dans l’impuissance de pouvoir toujours faire le bien qu’elle faisait de si bon cœur. A quoi joignant plusieurs autres choses semblables, elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant Dieu à témoin qu’elle ne faisait rien que par l’amour qu’elle avait pour lui ; qu’elle souhaitait de mourir en demandant l’aumône ; de ne laisser pas un écu à sa fille ; et d’être ensevelie dans un drap qui lui fût donné par charité. Enfin elle ajoutait pour dernière raison : « Si j’étais réduite à demander, je trouverais plusieurs personnes qui me donneraient, mais si ce pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l’empruntant, à qui est-ce que Dieu demandera compte de sa vie ? » Ainsi je désirais qu’elle eût plus de soin de ses affaires domestiques; mais l’ardeur de sa foi l’unissant toute entière à son Sauveur, elle voulait être pauvre d’esprit pour suivre Jésus-Christ pauvre, lui rendant ainsi ce qu’elle avait reçu de lui, en se réduisant dans l’indigence par l’amour qu’elle lui portait : En quoi elle obtint enfin ce qu’elle avait désiré, ayant laissé sa fille chargée de beaucoup de dettes, lesquelles n’ayant pu payer jusques ici elle espère de les acquitter un jour, se confiant pour cela, non pas au moyen qu’elle en ait ; mais en la miséricorde de Jésus-Christ. CHAPITRE V. Du discernement dont Sainte Paule usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence. La plupart des Dames ont accoutumé de faire des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et étant prodigues envers quelques-uns, de ne faire aucun bien aux autres ; mais Paule était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d’un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s’en retourna jamais d’auprès d’elle les mains vides ; et ce n’était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots à la bouche (Matt.5) : « Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde. (Eccl.3). Comme l’eau éteint le feu, ainsi l’aumône éteint le péché. (Luc.16). Employez cet argent, qui ne sert d’ordinaire qu’à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. (Luc.11). Donnez l’aumône et toutes choses vous seront pures. » Et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor (Dan.4) lorsqu’il l’exhortait à « racheter ses péchés par des aumônes. » Elle ne voulait point employer d’argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont l’Apocalypse dit (Apoc.21) que la ville du grand roi est bâtie ; en ces pierres auxquelles l’Ecriture nous apprend qu’il faut changer les saphirs, les émeraudes, le jaspe, et les autres pierres précieuses ( Isa.54). Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes, et comme le Diable sait qu’elles ne sauraient passer le comble de la perfection il disait à Dieu, après que Job eût perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants (Job.2) : «  Il n’y a rien que l’homme ne donne pour racheter sa vie. Appesantissez donc votre main sur lui. Faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusques dans la moëlle de ses os, et vous verrez qu’il vous maudira en face. » Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l’aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qui ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qui sont surmontés par la volupté ; et qui ayant blanchi seulement ce qui est au-dehors, sont pleins d’ossements de morts au-dedans selon le langage de l’Ecriture (Matth.23). Paule était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu’elle passait quasi dans l’excès ; et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l’huile, excepté les jours de fête ; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les œufs, et autres choses semblables qui sont agréables au goût, et dans l'usage desquelles quelques-uns s’estiment être fort sobres, et s’en pouvoir soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence. CHAPITRE VI. De l’admirable patience avec laquelle Sainte Paule supportait l’envie et l’insolence des ennemis de sa vertu. Il est sans doute que l’envie s’attache toujours aux vertus les plus éminentes. (Hor. Cat. Lib.2). « Ces monts qui jusqu’au ciel semblent porter leur tête, Sont frappés les premiers des coups de la tempête. » Ce qu’il ne faut pas trouver étrange de voir arriver aux hommes, puisque notre Seigneur même a été crucifié par la jalousie des Pharisiens, et qu’il n’y a point eu de Saints qui n’aient été persécutés par les effets de cette passion si cruelle. Le serpent (Gen. 5. Sag.2) n’est-il pas entré jusque dans le Paradis terrestre, et n’a-t-il pas fait entrer le péché dans le monde par l’envie qu’il conçut contre nos premiers parents ? Dieu avait suscité à Paule ainsi qu’à David comme un autre Adad Iduméen (3. Reg.11) qui la tourmentait sans cesse pour l’empêcher de s’élever, et qui lui tenant lieu de cet aiguillon de la chair dont Saint Paul se plaint (2. Cor.11), lui apprenait à ne se laisser pas emporter à la vanité par l’excellence de ses vertus, et à ne se croire pas élevée au-dessus de tous les défauts des femmes. Sur quoi lorsque je lui disais qu’il fallait souffrir cette envie et donner lieu à la folie de ceux qui en étaient tourmentés, ainsi que Jacob avait fait envers son frère Esaü ( Gen. 27), et David envers Saül (I. Reg. 27) le plus opiniâtre de tous ses persécuteurs, l’un s’en étant fui en Mésopotamie, et l’autre ayant mieux aimé se mettre entre les mains des Philistins, quoi que ses ennemis, que de tomber en celles de ses envieux. Elle me répondait : « Vous auriez raison de me parler de la sorte si le Démon ne combattait pas partout contre les serviteurs et les servantes de Dieu ; s’il n’arrivait pas plutôt qu’eux en tous les lieux où ils pourraient s’enfuir ; si je n’étais pas retenue ici par l’amour que j’ai pour les lieux saints, et si je pouvais trouver ma chère Béthléem en quelque autre endroit de la terre : Mais pourquoi ne surmonterai-je pas ma patience la mauvaise volonté de ceux qui m’envient ? Pourquoi ne fléchirai-je pas, leur orgueil par mon humilité ? Et pourquoi en recevant un soufflet sur une joue ne présenterai-je pas l’autre, (Matth.5), puisque Saint Paul me dit (Rom.12) : «  Surmontez le mal par le bien » ? (Act.5). Lorsque les Apôtres avaient reçu quelque injure pour l’amour de leur maître, ne s’en glorifiaient-ils pas ? (Phil.2). « Notre Sauveur même ne s’est-il pas humilié en prenant la forme d’un serviteur, et en se rendant obéissant à son Père jusques à la mort, et la mort de la Croix, afin de nous sauver par le mérite de sa passion ? » Et si Job n’avait combattu et n’était demeuré victorieux dans ce combat, aurait-il reçu la couronne de justice ? et Dieu lui aurait-il dit (Job.42) : Pourquoi penses-tu que je t’aie éprouvé par tant d’afflictions, si ce n’est pour faire paraître ta vertu ? » L’Evangile nomme « bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. » (Matth.5). C’est assez d’avoir l’esprit en repos sachant en notre conscience que nous n’avons point donné lieu par notre faute à cette haine de nos ennemis : Les afflictions de ce siècle sont des matières de récompense pour l’autre. » S’il arrivait que l’insolence de ses ennemis allât jusques à lui dire des paroles offensantes, elle chantait ces versets des psaumes (Ps.32) : « Lorsque le pécheur s’élevait contre moi, je me taisais et n’osais pas même alléguer des raisons pour ma défense. J’étais comme un sourd qui n’entend point, et comme un muet qui ne saurait ouvrir la bouche. (Ps.37). J’étais semblable à un homme qui n’entend rien, et qui ne saurait parler pour répondre aux injures qu’on lui dit. » Elle répétait souvent dans ses tentations ces paroles du Deutéronome : « Le Seigneur notre Dieu vous tente pour éprouver si vous l’aimez de tout votre cœur et de toute votre âme. » Et dans ses afflictions et ses peines elle disait plusieurs fois ce passage d’Isaïe (Isa.28) : « Vous autres qui avez été sevrés et tirés comme par force de la mamelle de vos nourrices, préparez-vous à recevoir affliction sur affliction, et prenez courage pour souffrir encore un peu les effets de la malice de ces langues médisantes. » Sur quoi elle disait que ce passage de l’Ecriture lui donnait une grande consolation, parce qu’elle entend par les personnes qui sont sevrées les personnes arrivées à un âge parfait, et les exhorte à souffrir coup sur coup tant de diverses tribulations, afin de se rendre dignes d’espérer toujours de plus en plus, sachant que (Rom.5) « l’affliction produit la patience, la patience l’épreuve, l’épreuve l’espérance, et que l’espérance ne confond point. » A quoi elle ajoutait cet autre passage de l’Apôtre (I. Cor.4) : « A mesure que notre homme extérieur se détruit, l’intérieur se renouvelle. Il faut que vos souffrances présentes qui sont si légères et ne durent qu’un moment produisent en vous un poids éternel de gloire, en tournant vos yeux, non pas vers les choses visibles, mais vers les invisibles ; car celles qui tombent sous nos sens sont passagères, au lieu que celles qui ne se peuvent apercevoir que par les yeux de l’esprit, sont éternelles. » Et encore que le temps semble long à l’impatience des hommes, nous ne demeurerons guère sans éprouver le secours de Dieu, qui dit par la bouche d’Isaïe (Isa.49) : « Je t’ai exaucé dans ton besoin ; je t’ai secouru dans le temps nécessaire pour ton Salut. » Elle ajoutait qu’il ne faut pas craindre la malice et la médisance des méchants ; mais plutôt nous réjouir de ce que Dieu ne nous refuse point alors son assistance et l’écouter quand il nous dit par son Prophète (Ps.51) : « Ne craignez ni les injures ni les outrages des hommes ; car les vers les mangeront comme ils mangent leurs habits, et la vermine les dévorera comme elle dévore la laine. (Luc.21). Vous vous sauverez par la patience. (Rom.8). Les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons dans l’autre. (Prov.24). Encore que vous éprouviez afflictions sur afflictions, supportez-les sans vous plaindre, pour témoigner votre patience en tout ce qui vous arrive ; car c’est une grande prudence que de soutenir les traverses avec courage, et une très grande imprudence que de se montrer lâche à les souffrir. » Elle disait dans ses langueurs et dans ses infirmités ordinaires (2. Cor.12) : « Je ne suis jamais si forte que lorsque je suis faible. Nous portons un trésor dans des vaisseaux de terre jusques à ce que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité et que ce qu’il y a de corruptible en nous ne le soit plus. (1. Cor.15). Comme les souffrances de Jésus-Christ surabondent en nous, ainsi nous jouissons par son assistance d’une consolation surabondante. (2. Cor.1). Et comme nous participons à ses peines, nous participerons aussi à son bonheur. » Quand elle était triste, elle chantait ce verset du psaume (Ps.41) : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? Espère en Dieu ; c’est en lui que j’aurai toujours confiance ; car il est mon Dieu, et je ne regarde que lui seul comme l’unique espérance de mon Salut. » Quand elle était dans quelque péril elle disait (Luc.9) : « Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu’il prenne sa Croix, et qu’il me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera. » Lorsqu’on lui rapportait le mauvais ordre et la ruine de toutes ses affaires domestiques, elle disait (Matth.16) : « Quand un homme aurait gagné tout le monde, à quoi lui servirait cela s’il perdait son âme ? Et que pourrait-on lui donner en échange pour récompenser cette perte ? (Job.1). Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère, et j’entrerai toute nue dans le sépulcre : Il ne m’est rien arrivé que par la volonté de Dieu ; son nom soit à jamais béni. (Jean 2.) Ne mettez point votre affection au monde, ni aux choses qui sont du monde ; car il n’y a rien dans le monde que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie, qui ne procède point du Père que nous avons dans le Ciel, mais du monde. Le monde passe, et toutes les passions qu’on a pour le monde passent avec lui. » Quand on lui donnait avis que quelqu’un de ses enfants était extrêmement malade, comme je l’ai vu, et particulièrement son Toxoce qu’elle aimait avec une merveilleuse tendresse, elle faisait voir par sa vertu l’accomplissement de ces paroles du psaume (Ps.76) : « J’ai été troublé, et au milieu de ce trouble je suis demeuré dans le silence. » Puis on entendait sortir de sa bouche ces paroles animées de zèle et de foi (Matth.10) : «  Celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi, » et lors adressant sa prière à Dieu elle lui disait (Ps.72) : « Seigneur soyez le protecteur et le maître des enfants de ceux qui sont morts au monde, et qui mortifient continuellement leurs corps pour l’amour de vous. » Entre ces envieux cachés qui sont les personnes du monde les plus dangereuses, il y en eut un qui sous prétexte d’affection lui vint dire que son extraordinaire ferveur la faisait passer pour folle dans l’esprit de quelques-uns, qui disaient qu’il lui fallait fortifier le cerveau. Elle lui répondit (1. Cor.4) : « Nous sommes exposés à la vue du monde, des Anges, et des hommes. Nous sommes devenus fous pour l’amour de Jésus-Christ. (Ps. 68. Ps.70). Mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpasse toute la sagesse humaine. » Ce qui fait que notre Seigneur dit à son Père (Ps.72) : «  Vous connaissez ma folie. Je passe pour un prodige dans la créance de plusieurs ; mais vous m’êtes un très puissant défenseur. Je me suis trouvé auprès de vous comme une bête ; mais je suis toujours avec vous. (Marc.3). » C’est de lui qu’il est écrit dans l’Evangile (Jean 8) : «  Ses proches le voulaient lier comme s’il eût été insensé ; et ses ennemis déchiraient sa réputation en disant (Matth.12) : Il est possédé du Diable et c’est un Samaritain. Il chasse les diables au nom de Beelzébut prince des diables. » Mais écoutons de quelle sorte l’Apôtre nous exhorte à mépriser les calomnies (2.Cor.1) : « Notre gloire consiste », dit-il, «  au témoignage que nous rend notre propre conscience d’avoir vécu dans le monde saintement, sincèrement, et avec la Grâce de Dieu » (Jean 15). Ecoutons notre Sauveur lui-même lorsqu’il dit à ses Apôtres : « Le monde vous hait, parce que vous n’êtes pas du monde ; car si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui. » Ecoutons-le aussi lorsqu’ adressant sa parole à son Père il lui dit dans le psaume (Ps.43) : « Vous connaissez le secret de nos pensées, et savez que dans toutes les afflictions que nous avons souffertes nous ne vous avons pas oublié ; que nous avons observé vos commandements ; que notre cœur ne s’est point détourné de vous. Nous sommes continuellement persécutés pour l’amour de vous, et mis au rang des brebis destinées à l’immolation. (Ps.117). Mais nous confiant comme nous faisons en l’assistance du Seigneur, quoi que les hommes nous fassent, ils ne nous sauraient donner de crainte. » Car nous avons lu dans l’Ecriture  (Prov.7) : « Mon fils, honore Dieu ; ne crains que lui seul, et il te soutiendra par son assistance. » Paule se servant de tous ces passages de l’Ecriture sainte comme d’autant d’armes divines se préparait à combattre contre tous les vices, et particulièrement contre l’envie qui la persécutait de la sorte, et, en souffrant les injures, elle adoucissait l’aigreur des plus enragés. Tout le monde remarqua jusques au jour de sa mort, et son extrême patience, et combien ses ennemis étaient animés contre elle de cette cruelle passion de l’envie qui ronge le cœur des personnes qui en sont possédées, et qui en s’efforçant de nuire à ceux qu’elle hait tourne sa fureur contre elle-même. CHAPITRE VII. Excellente conduite de Sainte Paule dans les Monastères qu’elle établit. Que dirai-je de l’ordre de son Monastère et de quelle sorte elle tirait profit des vertus des Saints ? (I. Cor.9). « Elle semait », comme dit l’Apôtre, « des biens charnels pour en moissonner de spirituels. Elle donnait des choses terrestres pour en recevoir de célestes. Et elle changeait des satisfactions de peu de durée contre des avantages qui dureront éternellement. » Après avoir bâti un Monastère d’hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle divisa en trois autres Monastères plusieurs vierges tant nobles que de moyenne et de basse condition qu’elle avait rassemblées de diverses provinces ; et elle les disposa de telle sorte que ces trois Monastères étant séparés en ce qui était des ouvrages et des repas, elle psalmodiaient et priaient toutes ensemble : Après que l’Alléluia qui était le signal pour s’assembler était chanté, il n’était permis à aucune de différer à venir ; mais la première ou l’une des premières qui se rendait au chœur attendait la venue des autres, les incitant ainsi à leur devoir non par la crainte, mais par la honte de ne pas les imiter : Elles chantaient à Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Mâtines le psautier par ordre ; et toutes les sœurs étaient obligées de le savoir et d’apprendre tous les jours quelque chose de l’Ecriture sainte : le dimanche elles se rendaient toutes à l’église du côté qu’elles demeuraient, en trois troupes séparées, dont chacune suivait sa supérieure particulière, et elles retournaient dans le même ordre ; travaillaient avec assiduité aux ouvrages qui leur étaient ordonnés, et faisaient des habits pour elles-mêmes et pour d’autres. Il n’était pas permis à celles d’entre elles qui étaient de bon lieu d’amener de leur maison quelque compagne, de peur qu’en se souvenant de leurs anciennes habitudes, elles ne renouvelassent par de fréquents entretiens la mémoire des petites libertés dont elles avaient usé en leur enfance : Elles étaient toutes vêtues d’une même sorte, et ne se servaient de linge que pour essuyer les mains. Leur séparation d’avec les hommes était si grande qu’il ne leur était pas seulement permis de voir les eunuques, afin d’ôter toute occasion de parler aux médisants, qui pour se consoler dans leurs péchés veulent trouver à redire aux actions des personnes les plus saintes :Lorsqu’il y en avait quelqu’une paresseuse à venir au chœur ou à travailler à son ouvrage, elle employait divers moyens pour la corriger ; car si elle était colère elle usait de douceurs et de caresses ; et si elle était patiente elle la reprenait fortement, imitant en cela l’Apôtre lorsqu’il dit (I.Cor.4) : « Voulez-vous que je vous reprenne avec sévérité, ou avec un esprit de douceur et de condescendance ? » Elle ne leur permettait d’avoir chose quelconque, sachant que Saint Paul dit (I.Tim.6) : « Pourvu que nous soyons nourris et vêtus nous devons être contentes », et de crainte qu’en s’accoutumant d’avoir davantage elles ne se portassent à l’avarice, que nulles richesses ne sont capables de contenter, qui devient d’autant plus insatiable qu’elle est plus riche, et qui ne diminue ni par l’abondance ni par l’indigence. Si quelques-unes contestaient ensemble, elle les accordait par la douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles qui étaient dans l’âge où ils avaient le plus besoin de mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac. S’il y en avait quelqu’une trop curieuse de sa personne et de ses habits, elle la reprenait avec un visage triste et sévère en lui disant « que l’excessive propreté du corps et de l’habit était la saleté de l’âme, et qu’il ne devait jamais sortir de la bouche d’une jeune fille la moindre parole libre, parce que c’est une marque du dérèglement de l’esprit, les défauts extérieurs témoignant quels sont les intérieurs. Si elle en remarquait quelqu’une qui aimât trop à parler, qui fût de mauvaise humeur, qui prît plaisir à faire des querelles entre les Sœurs, et qui après en avoir été souvent reprise ne se voulût point corriger, elle lui faisait faire les prières hors le chœur avec les dernières des Sœurs, et la faisait manger séparément hors du réfectoire, afin que la honte gagnât sur son esprit ce que les remontrances n’avaient pu faire. Elle avait en horreur le larcin comme un sacrilège, et disait que ce qui passe pour une faute légère et comme une chose de néant entre les personnes du siècle, est un très grand péché dans un Monastère. Que dirai-je de sa charité et de son soin envers les malades qu’elle soulageait par des assistances nonpareilles ? Mais bien qu’elle leur donnât en abondance toutes les choses dont elles avaient besoin et leur fît même manger de la viande, s’il arrivait qu’elle tombât malade, elle ne se traitait pas avec une pareille indulgence, et péchait seulement contre l’égalité en ce qu’elle était aussi sévère envers elle-même, que pleine de douceur et de bonté envers les autres. Nulle de ces jeunes filles, quoique dans une pleine santé et dans la vigueur de l’âge, ne se portait à tant d’abstinence qu’elle en faisait, bien qu’elle fût fort délicate de son naturel, et qu’elle eût le corps si affaibli d’austérités et déjà cassé de vieillesse. J’avoue qu’elle fût opiniâtre à vivre de la sorte, et qu’elle ne voulut jamais se rendre aux remontrances qu’on lui faisait sur ce sujet : Sur quoi je veux rapporter une chose dont j’ai été témoin. Durant un été très chaud, elle tomba malade au mois de juillet d’une fièvre fort violente ; et lorsqu’après qu’on eût désespéré de sa vie elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l’exhortant à boire un peu de vin, d’autant qu’ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu’en buvant de l’eau elle ne devînt hydropique, et moi de mon côté ayant prié en secret le bienheureux Evêque Epiphane de le lui persuader, et même de l’y obliger : comme elle était très clairvoyante et avait l’esprit fort pénétrant, elle se douta aussitôt du tour que je lui avais fait, et me dit en souriant, que le discours qu’il lui avait tenu venait de moi. Lorsque ce Saint Evêque sortit après l’avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu’il avait fait, et il me répondit : « J’ai si bien réussi en ce que je lui ai dit, qu’elle a quasi persuadé à un homme de mon âge de ne point boire du vin. » Ce que je rapporte, non pour approuver de nous charger inconsidérément d’un fardeau qui soit au-dessus de nos forces, sachant que l’Ecriture nous dit (Prov.13) : « Ne te charge point d’un fardeau plus pesant que tu ne saurais porter », mais afin de faire voir par cette persévérance la vigueur de son esprit et le désir qu’avait cette âme fidèle de s’unir à son Dieu, auquel elle disait souvent (Ps.62) : « Mon âme et mon corps sont altérés de la soif de vous voir ». CHAPITRE VIII. De l’excellente douleur de Sainte Paule dans la mort de ses proches. Et des récompenses que Dieu a données à sa vertu. Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable. La vertu consiste en la médiocrité et ce qui va dans l’excès passe pour un vice. Ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : « Rien de trop. » Cette sainte femme qui était si opiniâtre et si sévère dans l’abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu’elle aimait, se laissant abattre par l’affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, qui la mirent au hasard de sa vie : car bien qu’elle fît le signe de la Croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d’adoucir par cette impression sainte la douleur qu’elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété, et vaincue par l’infirmité de son corps. Ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu’elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir le risque de mourir, dont elle avait de la joie et disait quasi sans cesse (Rom.4) : « Misérable que je suis ; qui me délivrera du corps de cette mort ? » Que si le lecteur judicieux m’accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ qu’elle a servi et que je désire de servir, que je ne déguise rien en tout ceci ; mais que parlant comme Chrétien d’une Chrétienne je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son Panégyrique en cachant ses défauts qui en d’autres auraient passé pour vertus ; je les appelle néanmoins des défauts à cause que j’en juge par mon sentiment, et par le regret qui m’est commun avec tant de bonnes âmes de l’un et de l’autre sexe avec lesquelles je l’aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu’elle est absente de nous par la mort. (I.Tim) « Elle acheva donc sa course. Elle conserva inviolablement sa foi. Elle jouit à cette heure de la couronne de justice. Elle suit l’Agneau en quelque lieu qu’il aille » (Apoc.14). Elle est rassasiée de la justice parce qu’elle en a été affamée, et elle chante avec joie (Ps.47) : « Nous voyons ce qu’on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu. » O heureux changement ! Elle a pleuré et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. (Jérém). « Elle a méprisé des citernes entr’ouvertes, pour trouver la fontaine du Seigneur. » Elle a porté le cilice, pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire (Ps.29.Ps.101) : « Vous avez déchiré le sac dont j’étais couverte et m’avez comblée de joie. Elle mangeait de la cendre comme du pain et mêlait ses larmes avec son breuvage », en disant (Ps.4) : « Mes larmes ont été le pain dont j’ai vécu jour et nuit » afin d’être rassasiée éternellement du pain des Anges et de chanter avec le Psalmiste (Ps.23. Ps.46) : « Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux. J’ai proféré des paroles saintes de l’abondance de mon cœur, et je consacre ce Cantique à la gloire du Roi des rois. » Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles que Dieu prononce par la bouche d’Isaïe (Isa. 65) : « Ceux qui me servent seront rassasiés ; et vous au contraire languirez de faim. Ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle. Ceux qui me servent seront dans la joie, et vous au contraire serez couverts de confusion. Ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre cœur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur, et de hurler dans l’excès de tant de maux qui accableront votre esprit. » CHAPITRE IX. De quelle sorte Saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à Sainte Paule pour tâcher à faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi. J’ai dit qu’elle a toujours fui les citernes entr’ouvertes afin de pouvoir trouver cette source d’eau vive qui est Dieu même, et chanter heureusement avec David (Ps.41) : « Le cerf ne désire pas avec plus d’ardeur de désaltérer sa soif dans les claires eaux des fontaines, que mon âme désire d’être avec vous, mon Dieu. Quand sera-ce donc que je viendrai vers vous et que je paraîtrai en votre présence ? » Ceci m’oblige à toucher en peu de mots de quelle sorte elle a évité les citernes bourbeuses des hérétiques et les a considérés comme des païens. L’un d’entre eux qui était un dangereux esprit, fort artificieux, et qui s’estimait savant, lui fit quelques questions sans que je le susse, disant : « Quels crimes ont commis les enfants pour être possédés du Démon ? A quel âge ressusciterons-nous ? Si c’est en celui-là même auquel nous mourons, les enfants auront donc besoin de nourrice après leur résurrection. Que si c’est à un autre âge, ce ne sera donc pas une résurrection des morts, mais une transformation de personnes en d’autres personnes. Y aura-t-il, ou n’y aura-t-il pas diversité de sexes ? S’il y en a diversité, il y aura donc des noces et une génération d’enfants ? Que s’il n’y a point diversité de sexes, ce ne seront donc pas les mêmes corps qui ressusciteront ; car (Sag.9) « les corps que nous avons maintenant sont si terrestres qu’ils abattent et appesantissent l’esprit ». Au lieu que les corps qui ressusciteront seront légers et spirituels, ainsi que nous l’enseigne l’Apôtre lorsqu’il dit (2. Cor.15) : « Le corps qui entre dans le tombeau comme un grain que l’on sème dans la terre est un corps terrestre, mais lorsqu’il ressuscitera il sera spirituel. » Par toutes lesquelles propositions il prétendait de prouver que les âmes descendent dans les corps à cause des péchés qu’elles ont commis autrefois, et que selon la diversité et la qualité de ces péchés elles y sont unies à certaines conditions, comme d’être heureuses par la santé dont jouissent ces corps, et par la noblesse et les richesses de ceux qui les engendrent ; ou bien d’être châtiées de leurs crimes précédents en venant dans des familles misérables, en informant des corps malsains, et en y demeurant enfermées durant cette vie ainsi que dans une prison. Paule m’ayant rapporté ce discours et dit qui était cet homme, je me trouvai obligé de m’opposer à une si dangereuse vipère, et qui était du nombre de celles dont parle David lorsqu’il dit (Ps.73) : « N’abandonnez point à la fureur de ces bêtes farouches ceux qui confessent votre nom. » Et en un autre endroit : « Réprimez, Seigneur, ces bêtes venimeuses qui font tant de mal avec leurs plumes, (Ps.67), qui n’écrivent que des méchancetés, et qui parlent de vous avec une si grande insolence. » J’allai donc trouver cet homme, et par le secours des prières de celle qu’il voulait tromper, je le réduisis à ne savoir que répondre. Je lui demandai s’il croyait en la résurrection des morts, ou s’il n’y croyait pas. M’ayant répondu qu’il y croyait, je continuai ainsi : « Seront-ce les mêmes corps qui ressusciteront, ou bien en seront-ce d’autres ? ». « Ce seront les mêmes », me dit-il. Sur quoi je poursuivis : « Sera-ce dans le même sexe, ou dans un autre ? » Etant demeuré muet à cette question, et faisant comme la couleuvre qui pour éviter d’être frappée tourne la tête de tous côtés, je lui dis : « Puisque vous vous taisez, il faut que je réponde pour vous, et que je tire les conséquences qui s’ensuivent de ce que nous venons de dire. Si une femme ne ressuscite pas comme femme, et un homme comme homme, iln’y aura point de résurrection des morts, parce que chaque sexe est composé de parties, et que ces parties font tout le corps. Que s’il n’y a ni sexe, ni parties, où sera donc cette résurrection des corps qui ne sauraient subsister sans les parties qui les composent ? Or s’il n’y a point de résurrection des corps, il ne saurait y avoir aussi de résurrection des morts. Et quant à l’objection que vous faites, que si ce sont les mêmes parties et les mêmes corps, il s’ensuit donc qu’il y aura des mariages, notre Seigneur l’a détruite lorsqu’il a dit (Matth.22),(Luc.20) : « Vous vous trompez en ignorant les Ecritures et la puissance de Dieu ; car après la résurrection des morts, il ne se fera plus de mariages entre les hommes, mais ils seront semblables aux Anges. » Or en disant qu’il ne se fera plus de mariages, il témoigne qu’il y a diversité de sexe. Car on ne dirait pas en parlant d’une pierre et d’un arbre qu’ils ne se marieront point, parce qu’ils ne sont pas de nature de le pouvoir être, mais on le dit seulement de ceux que la Grâce et la puissance de Jésus-Christ empêchent de se marier, encore qu’ils le pussent. Que si vous demandez comment nous serons donc semblables aux Anges, puisqu’il n’y a point entre eux de différence de sexe, je réponds en peu de mots : « Jésus-Christ ne nous promet pas de nous rendre de même nature que les Anges ; mais bien de faire que notre vie et notre béatitude seront semblables à la leur. Ce qui fait que Saint Jean Baptiste avant que d’avoir eu la tête tranchée a été appelé un Ange, et que tous les Saints et les vierges consacrées à Dieu, durant même qu’ils sont encore dans le monde, mènent déjà la vie des Anges. Ainsi quand notre Seigneur dit que nous serons semblables aux Anges, il nous promet bien que nous leur ressembleront, mais non pas que nous changerons notre nature en la leur. Dites-moi aussi, je vous prie, comment vous interpréterez cet endroit de l’Evangile (Jean 20) qui porte que Saint Thomas toucha les mains de notre Seigneur après sa résurrection, et vit son côté percé d’une lance (Luc 14), et que Saint Pierre le vit debout sur le rivage manger du poisson cuit et du miel. Certes celui qui était debout avait des pieds ; celui qui montra son côté blessé avait aussi un ventre et une poitrine, puisque sans cela l’on ne saurait avoir des côtés, vu qu’ils sont attachés au ventre et à la poitrine ; celui qui a parlé avait une langue, un palais et des dents, car comme l’archet touche les cordes, ainsi la langue touche les dents et articule la voix ; et celui dont on toucha les mains avait par conséquent des bras. Puisqu’il ne lui manquait donc aucune partie, il s’ensuit nécessairement qu’il avait un corps tout entier, vu qu’il est composé de ses parties ; et que ce corps n’était pas un corps de femme, mais un corps d’homme, c’est-à-dire de même sexe que celui dont il était lorsqu’il mourut. Que si vous m’objectez sur cela (Jean 20), nous mangerons donc aussi après notre résurrection ; et comment est-il donc entré les portes fermées contre la nature des corps charnels et solides, je vous répondrai (Marc.5) : Ne prenez point sujet du manger, de ruiner par vos pointilles la foi de la résurrection ; car notre Seigneur commanda de donner à manger à la fille du prince de la synagogue. Et l’Ecriture nous apprend (Jean I) que Lazare ayant été quatre jours dans le tombeau se trouva à un festin avec lui, de peur que ces résurrections ne passassent pour des chimères. Que si à cause qu’il est entré les portes étant closes, vous prétendez de prouver qu’il avait un corps spirituel et composé d’air seulement ; il faudra donc dire qu’avant même qu’il fût crucifié il n’avait qu’un corps spirituel, puisque contre la nature des corps pesants et solides il marcha sur la mer ; et que l’Apôtre Saint Pierre qui y marcha aussi d’un pas tremblant n’avait qu’un corps spirituel, au lieu que la puissance et la vertu de Dieu ne paraît jamais tant que lorsqu’il fait quelque chose contre l’ordre de la nature. Et afin que vous sachiez que la grandeur des miracles ne témoigne pas tant le changement de la nature, comme la toute-puissance de Dieu ; celui qui par la foi marchait sur les eaux s’en allait être submergé par son infidélité, si le Seigneur ne l’eût soutenu en lui disant (Matth.14) : « Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté ? » Et certes j’admire de vous voir demeurer dans votre opiniâtreté lorsque le Seigneur dit lui-même (Jean. 20) : «  Apporte ici ton doigt et touche mes mains ; Mets ta main dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle. » Et en un autre endroit (Luc.24) : « Voyez mes mains, voyez mes pieds, et reconnaissez que c’est moi-même, voyez et touchez ; car les esprits n’ont ni chair no is ainsi que vous voyez que j’en ai. » Et ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Il faut donc que vous demeuriez d’accord par ses propres paroles, qu’il a des os, de la chair, des pieds, et des mains ; et vous me venez alléguer ces globes célestes dans lesquels les Stoïques nous veulent faire croire que les âmes des gens de bien demeurent après cette vie, et d’autres imaginations ridicules. Quant à ce que vous demandez, pourquoi un enfant qui n’a point péché est possédé du Démon ; ou en quel âge les hommes ressusciteront, vous saurez malgré vous que « les jugements de Dieu sont de grands abîmes » (Ps.35), et que l’Apôtre s’écrie (Rom.11) : «  O profondeur des richesses de la science de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont cachées ; car qui est celui qui connaît les pensées de Dieu, ou qui a été son conseiller ? » Or la diversité des âges n’apporte point de changement en la vérité des corps, puisque si cela était, nos corps ne demeurant jamais en même état, mais croissant ou diminuant toujours de forces, nous serions donc autant de divers hommes comme nous changeons de foi de constitution, et j’aurais été un autre que je ne suis à l’âge de dix ans, un autre à trente, un autre à cinquante, et un autre maintenant que j’ai les cheveux tout blancs. Ainsi il faut répondre selon la tradition des Eglises et selon Saint Paul, que nous ressusciterons comme des hommes parfaits et dans l’accomplissement de la plénitude de l’âge de Jésus-Christ qui est celui auquel les Juifs assurent qu’Adam fut créé, et auquel nous lisons que notre Sauveur ressuscita. J’alléguai aussi plusieurs autres passages tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, pour confondre cet hérétique. Et depuis ce jour, Paule l’eut en telle horreur et tous ceux qui étaient infectés de semblables rêveries, qu'elle les nommait publiquement les ennemis de Dieu. Je n’ai pas rapporté ce que je viens de dire comme croyant pouvoir réfuter par ce peu de mots une hérésie à laquelle on pourrait répondre par plusieurs volumes ; mais seulement afin de faire connaître quelle était la foi d’une femme si admirable, et qui a mieux aimé attirer sur elle des inimitiés mortelles des hommes, que d’irriter la colère de Dieu par des inimitiés dangereuses. CHAPITRE X. De l’amour de Sainte Paule pour l’Ecriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque. Et de l’extrême désir qu’elle avait que ses proches se donnassent à Dieu. Je dirai donc pour reprendre mon discours, qu’il n’y eut jamais un esprit plus docile que le sien. Elle était lente à parler, et prompte à entendre, se souvenant de ce précepte de l’Ecriture : « Ecoute Israël, et demeure dans le silence. » Elle savait par cœur l’Ecriture Sainte ; et bien qu’elle en aimât extrêmement l’histoire, à cause qu’elle disait que c’était le fondement de la vérité, elle s’attachait néanmoins beaucoup davantage au sens allégorique et spirituel ; et elle s’en servait comme du comble de l’édifice de son âme. Elle me pria fort qu’elle et sa fille pussent lire en ma présence le vieil et le nouveau Testament, afin que je leur en expliquasse les endroits les plus difficiles ; ce que lui ayant refusé comme m’en croyant incapable. Enfin ne pouvant résister à ses instances continuelles, je lui promis de lui enseigner ce que j’en avais appris, non pas de moi-même, c’est-à-dire de la présomption de mon propre esprit qui est le plus dangereux de tous les maîtres, mais des plus grands personnages de l’Eglise : lors que j’hésitais en quelque lieu, et confessais ingénument ne l’entendre pas, elle ne se contentait pas de cela, mais elle me contraignait par ses demandes de lui dire qui était celle d’entre plusieurs différentes explications que je jugeais la meilleure. Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ceux à qui ses admirables qualités ont donné de la jalousie : Elle désira d’apprendre la langue hébraïque, dont j’ai acquis quelque connaissance, y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse, et y travaillant continuellement, de peur que si je l’abandonnais elle ne m’abandonnât aussi. Et elle vint à bout de son dessein, tellement qu’elle chantait des psaumes en hébreu, et le parlait sans y rien mêler de l’élocution latine : Ce que nous voyons faire encore aujourd’hui à sa sainte fille Eustochie, qui a toujours été si attachée et si obéissante à sa mère qu’elle n’a jamais découché d’avec elle, n’a jamais fait un pas sans elle, n’a jamais mangé qu’avec elle, et n’a jamais eu un écu en sa disposition ; mais au contraire avait une extrême joie de voir sa mère donner aux pauvres ce peu qui lui restait de bien, considérant comme une très grande succession et de très grandes richesses, le respect et les devoirs qu’elle rendait à une si bonne mère. Mais je ne dois pas passer sous silence de quelle joie Paule fut touchée lorsqu’elle sut que Paule sa petite-fille et fille de Toxoce et de Lète, qui l’avaient eue ensuite du voeu qu’ils avaient fait de consacrer sa virginité à Dieu, commençait dès le berceau et au milieu des jouets dont on l’amusait, à chanter Alleluia avec une langue bégayante et à prononcer à demi les noms de sa grand-mère et de sa tante. Et rien ne lui faisait penser à son pays que le désir qu’elle avait d’apprendre que son fils, sa belle-fille, et sa petite fille eussent renoncé à toutes les choses du siècle, pour se donner entièrement au service de Dieu : Ce qu’elle obtint en partie, car sa petite fille est destinée pour prendre le voile qui la consacrera à Jésus-Christ ; et sa belle-fille ayant fait vœu de chasteté imite par sa foi et par ses aumônes les actions de sa belle-mère, et s’efforce de faire voir dans Rome ce que Paule a pratiqué en Jérusalem. CHAPITRE XI. Mort de Sainte Paule. Qu’y a-t-il donc mon âme ? Pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paule ? N’y a-t-il pas assez longtemps que j’allonge ce discours par l’appréhension d’arriver à ce qui doit le conclure ? Comme si je pouvais retarder sa mort en n’en parlant point et en m’occupant toujours à ses louanges ; J’ai navigué jusques ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine ; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s’enfle nous menace l’un et l’autre par l’impétuosité de ses flots d’un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j’eusse en ce monde ; en sorte que je suis contraint de dire (Luc.8) : « Maître, sauvez-nous, nous périssons. » Et ce verset du psaume (Ps.43) : « Pourquoi vous endormez-vous, Seigneur ? Levez-vous pour m’assister. » Car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paule s’en va mourir ? Elle tomba dans une très grande maladie, ou pour mieux dire, elle obtint ce qu’elle désirait, qui était de nous quitter pour s’unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l’extrême amour qu’Eustochie avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde : Elle ne bougeait d’auprès de son lit. Elle la rafraîchissait avec un éventail. Elle lui soutenait la tête. Elle lui donnait des oreillers pour l’appuyer. Elle lui frottait les pieds ; Elle lui échauffait l’estomac avec ses mains. Elle lui accommodait des matelas. Elle préparait l’eau qu’elle devait boire en sorte qu’elle ne fût ni trop chaude ni trop froide. Elle mettait sa nappe. Et enfin elle croyait que nulle autre ne pouvait sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ? Et avec combien de prières, de larmes, et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d’une si chère compagnie ; de ne point souffrir qu’elle vécût après sa mort ; et de trouver bon qu’elles fussent toutes deux portées en terre dedans un même cercueil ? Mais combien notre nature est-elle faible et fragile, puisque si la foi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le Ciel, et s’il n’avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes ? (Eccl.3.9). On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre des sacrifices et celui qui n’en offre point, et l’homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments ; et les hommes comme les bêtes seront tous réduits en cendre et poussière. Mais pourquoi m’arrêtai-je, et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire ? Cette femme si prudente sentait bien qu’elle n’avait plus qu’un moment à vivre, et que tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n’était plus retenue que par un peu de chaleur qui se retirant dans sa poitrine sacrée faisait que son cœur palpitait encore. Et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d’aller voir ses proches, elle disait ces versets entre les dents (Ps.35) : « Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison, et le lieu où réside votre gloire. (Ps.83) . Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables ! Mon âme les désire de telle sorte que l’ardeur qu’elle en a fait qu’elle se pâme en les souhaitant. Et j’ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. » Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu’elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et ayant fermé les yeux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu’au dernier soupir les mêmes versets, mais si bas qu’à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche elle faisait le signe de la Croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps, elle changea en louanges de Dieu ce bruit et ce râle avec lequel les hommes ont accoutumé de finir leur vie. Les Evêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs Prêtres, et un nombre infini de Diacres étaient présents, et des troupes de Solitaires et de Vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son Monastère. Soudain que cette sainte âme entendit la voix de son Epoux qui l’appelait lui disait (Cant.2) : «  Levez-vous ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux. Venez ma colombe et hâtez-vous, car l’hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées ». Elle lui répondit avec joie : « La campagne a été vue couverte de fleurs ; le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Deigneur dans la terre des vivants. » CHAPITRE XII. Honneurs tout extraordinaires rendus à Sainte Paule en ses funérailles. On n’entendait point alors de cris ni de plaintes, ainsi qu’on a accoutumé parmi les personnes attachées au siècle ; mais des troupes toutes entières faisaient retentir des psaumes en diverses langues. Elle fut portée en terre par des Evêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules ; d’autres Evêques allaient devant avec des flambeaux et des cierges allumés ; et d’autres conduisaient les troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l’église de la crèche de notre Sauveur. Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles. Il n’y eut point de cellule qui pût retenir les Solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu’ils eussent tous cru faire un sacrilège s’ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les pauvres, ainsi qu’il est dit de Dorcas, montraient les habits qu’elle leur avait donnés, et tous les nécessiteux criaient qu’ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais, ce qui est admirable, la pâleur de la mort n’avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu’on l’aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en grec, en latin, et en syriaque, non seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eût été enterré sous l’église tout contre la Crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la semaine, tous ceux qui arrivaient considérant ses funérailles comme les leurs propres, et la pleurant comme ils se seraient pleurés eux-mêmes (Ps.130). Sa sainte fille Eustochie qui se voyait comme sevrée de sa mère selon le langage de l’Ecriture, ne pouvait souffrir qu’on la séparât d’avec elle. Elle lui baisait les yeux ; elle se collait à son visage ; elle l’embrassait ; et elle eût désiré d’être ensevelie avec sa mère. Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu valant à sa fille ; mais qu’au contraire, comme je l’ai déjà dit, elle la laissa chargée de beaucoup de dettes, et d’un nombre infini de Solitaires et de Vierges qu’il lui était très difficile de nourrir, et qu’elle n’eût pu abandonner sans impiété ; qu’y a-t-il donc de plus admirable que de voir une personne d’une maison aussi illustre qu’était Paule et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de s’être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité ? Que d’autres vantent l’argent qu’ils donnent aux églises, et ces lampes d’or qu’ils consacrent à Dieu devant les autels ; nul n’a plus donné aux pauvres que celle qui ne s’est rien réservé pour elle-même. Maintenant elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul œil n’a jamais vus (I.Cor.2), que nulle oreille n’a jamais entendus, et que nul esprit humain n’a jamais pensés. (Isa.64). C’est donc nous-mêmes que nous plaignons, et il y aurait sujet d’estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans l’éternité. CHAPITRE XIII. Consolation à Sainte Eustochie. Apostrophe à Sainte Paule. Inscription sur son tombeau. Ne vous mettez en peine de rien, Eustochie, vous avez hérité d’une très grande et très riche succession ; le Seigneur est votre partage ; et ce qui vous doit encore combler de joie, c’est que votre sainte mère a été couronnée par un long martyre : Car ce n’est pas seulement le sang que l’on verse pour la confession de la foi qui fait les martyrs, mais les services d’un amour pur et sans tache qu’une âme dévote rend à Dieu, passent pour un martyre continuel : La couronne des premiers est composée de roses et de violettes ; et celle des derniers est faite de lys ; C’est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques (Cant.5) : « Celui que j’aime est blanc et vermeil », attribuant ainsi à ceux qui sont victorieux dans la paix les mêmes récompenses qu’à ceux qui le sont dans la guerre. Votre excellente mère entendit comme Abraham, Dieu qui lui disait (Gen.12) : « Sors de ton pays, quitte tes parents, et viens en la terre que je te montrerai. » Elle l’entendit lui dire par Jérémie (Jér. 50) : « Fuis du milieu de Babylone, et sauve ton âme. » Aussi est-elle sortie de son pays, et jusques au jour de sa mort n’est point retournée dans la Chaldée. (Exod.16. Num.11) : « Elle n’a point regretté les oignons ni les viandes de l’Egypte. » Mais étant accompagnée de plusieurs troupes de vierges, elle est devenue citoyenne de la ville éternelle du Sauveur ; et étant passée de la petite Béthléem dans le Royaume céleste, elle a dit à la véritable Noémi (Ruth.I) : « Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu est mon Dieu. » Etant touché de la même douleur qui vous afflige, j’ai dicté ceci en deux nuits, parce que toutes les fois que j’avais voulu travailler à cet ouvrage, comme je vous l’avais promis, mes doigts étaient demeurés immobiles, et la plume m’était tombée des mains, tant mon esprit languissant se trouvait sans aucune force ; mais ce discours si mal poli et sans ornement de langage témoigne mieux qu’un plus éloquent quelle est mon extrême affliction. Adieu, grande Paule que je révère du plus profond de mon âme ; assistez-moi, je vous supplie, par vos prières dans l’extrémité de ma vieillesse ; votre foi jointe à vos œuvres vous unit à Jésus-Christ, et ainsi lui étant présente il vous accordera plutôt ce que vous lui demanderez. Je laisse une marque de vous à la postérité qui durera plus que le bronze, et que le temps ne saurait détruire. J’ai gravé votre éloge sur votre tombeau et l’ai ajouté ici, afin que partout où l’on verra ce que j’ai écrit de vous, le lecteur sache que vous avez été louée et enterrée en Béthléem. TOMBEAU DE SAINTE PAULE.  Celle dont Scipion fut le tronc glorieux, Qui du grand Paul-Emile hérita la prudence, Qui des Gracques tira son illustre naissance, Et vit Agamemnon au rang de ses aïeux, Laissa dans ce tombeau sa dépouille mortelle ; Elle se nommait Paule, et jouit du bonheur De donner à son siècle une aussi rare fleur Que sa fille Eustochie à Jésus si fidèle, Ce superbe Sénat qui régnant sur les rois Fit trembler l’Univers de l’un à l’autre pôle, N’avait rien de si grand que cette grande Paule Dont les Pères ont mis le monde sous leurs lois : Mais méprisant l’honneur, la pompe et les richesses, La pauvreté de Christ et l’amour des saints lieux Lui fit dans Béthléem changer la terre aux Cieux, Et recevoir d’un Dieu l’effet de ses promesses. INSCRIPTION mise au-dessus de l’antre de Béthléém, sur le même sujet du tombeau de Sainte Paule. Cette étroite maison d’un roc environnée, De la divine Paule enferme le saint corps, Et son âme quittant la demeure des morts Règne au Ciel avec Dieu, de gloire couronnée. En laissant sans regret son pays, sa grandeur, Ses enfants, ses trésors, par un zèle admirable, Elle finit ses jours en cet Antre adorable, Dans son cher Béthléem mettant tout son bonheur. Jésus qui de tous biens es la source seconde, C’est là qu’on voit ta crèche, et c’est là que des rois Par de mystiques dons reconnurent les lois D’un Dieu qui s’est fait homme en naissant dans le monde. La sainte et bienheureuse Paule passa de la terre au Ciel le mardi 26 janvier sur le soir ; et elle fut enterrée le 28 du même mois sous le 6° consulat de l’empereur Honoré et le premier d’Aristénète. Elle demeura durant cinq années à Rome dans sa sainte manière de vivre, et vingt années en Béthléem ; et vécut en tout 56 ans 8 mois et 21 jours.

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